A
la fin du XIe siècle une nouvelle dynastie s'emparait du pouvoir à Angkor pour
mener le pays au plus haut point de sa gloire et de sa fortune, cet instant
unique où un peuple ordonne toutes ses expériences et ses découvertes en
perfection harmonieuse: le classicisme. Ainsi la civilisation khmère sans cesse
ascendante depuis trois siècles parviendra au sommet ultime avec
Angkor Vat,
symbole universel de l'art khmer et à juste titre puisqu'il le résume tout
entier en ses pierres.
Il est intéressant de constater qu'à peu près au même moment les différents pays de l'Asie du Sud-Est aboutissaient au même stade triomphal : le Champa sous Harivarman IV, la Birmanie avec Anoratha puis Kyanzittha ;.Java sous Airlanga. Tout se passa comme si depuis l'indianisation commune l'essor avait été parallèle pour porter, au même instant, des fruits indentiques. Hélas ce sera aussi le dernier éclat: au Cambodge comme dans le reste de la Péninsule le déclin des Etats indianisés allait s'amorcer presque aussitôt après et se précipiter inexorablement.
Arrachant le trône en 1080 au successeur impuissant d' Udayadityavarman II, le
fondateur de la nouvelle dynastie, Jayavarman VI, n'était
qu'un simple gouverneur de province qui se réclamait de la noblesse de
Mahidarapura sans doute originaire du Nord du Cambodge. Encore une fois nous
voyons le pouvoir passer aux mains d'un homme venant de ce berceau de la race
des Kambujas, comme si les hautes terres seules en gardaient la forte race
au-dessus du luxe amollissant de la plaine. En fait son règne ne fut pas sans
être contesté par d'autres prétendants. Nous trouvons des fondations de
Jayavarman VI dans le Nord du pays, à Vat Phu, Preah Vihear, Phimai, mais non
à Angkor même où il n'a peut-être résidé que très peu de temps. Après sa
mort en 1107 ses frères régnèrent un bref instant jusqu'à ce que son
petit-neveu s'empare – 1113 - du pouvoir et d'Angkor . Il s'agissait de
Suryavarman II.
Il
n'est pas impossible que derrière l'éclat de ce nouveau souverain, le «Protégé
du Soleil», la réalité ait été moins plaisante que ne le disent les
inscriptions ou que ne le laisseraient croire les monuments. En fait nous
pensons que depuis l'époque du Baphuon la puissance khmère avait commencé de
se désagréger, pour des raisons multiples et complexes qui pourraient être résumées
sous le terme de vieillissement. Le règne de Suryavarman II fait irrésistiblement
songer à celui de Louis XIV débutant sous les auspices les plus brillants pour
se terminer par de longues années d'amertume et d'humiliations. Le parallèle
pourrait être d'ailleurs poussé presque trait pour trait entre Versailles et
Angkor Vat.
Pourtant,
et quoique miné déjà en Sous-œuvre, l'édifice élevé par le grand roi
reste majestueux: il constitue indubitablement la plus haute expression du génie
khmer .
Suryavarman
II fut un conquérant: outre son trône, il s'empara de toute l'Indochine méridionale.
Il commença par soumettre le Champa et de là, par mer et par terre poussa ses
troupes contre l'Annam, menaçant jusqu'aux rives du Thanh-hoa. Jamais avant lui
un roi khmer n'était monté si loin vers le Nord. Le roi cham, effrayé,
refusant de l'aider dans cette lutte, Suryavarman le fit disparaître purement
et simplement en 1145 pour annexer le pays. A l'Ouest il renforça son emprise
sur les royaumes de Lopburi et de Lamphun ; ses frontières touchaient celles de
Pagan cependant que vers le Sud elles régnaient jusqu'à Chaiya au cœur de la
Péninsule malaise. Les historiens chinois, méprisant pourtant tout ce qui
n'est pas fils de Han, soulignent son pouvoir incomparable. Un moment le roi
d'Angkor fut le plus puissant souverain d' Asie en dehors de l'empereur de
Chine.
Les revers suivirent presque aussitôt les victoires et obscurcirent la fin du règne. En 1149 les Chams réussirent à se libérer et resteront obsédés par un désir de vengeance. En 1150 une tentative pour prendre l'Annam à revers par l'intérieur des terres cette fois, se termina en catastrophe. Les armées khmères périrent de fièvre dans les passes sauvages du Tran Ninh.
Comme englouti dans ces désastres Suryavarman II mourut peu après cette date. Un cousin, Dharanindravarman II, lui succéda et régna quelques années. Son existence serait à peine digne d'être mentionnée si, d'une part, il n'avait été le premier roi bouddhiste d'Angkor et si, d'autre part, il n'avait engendré Jayavarman VII. Pourtant ce fils ne lui succéda pas directement. Pour des raisons obscures il laissa passer devant lui un autre prétendant, bientôt assassiné - 1165 - par un ministre ambitieux.
Cette violence ne porta pas chance à l'usurpateur. En 1177 les Chams, remontant le Mékong avec une immense flotte, surprenaient Angkor, tuaient le roi, pillaient de fond en comble la ville gorgée de richesse et finalement l'incendiaient.
Développement
normal des formules du Baphuon le style d'Angkor Vat se forme sous le règne de
Jayavarman VI. Il ne marque à ses débuts aucun fléchissement mais aucun génie
particulier non plus: il révèle simplement la maîtrise et la perfection
totales acquises au cours du siècle précédent. Peut-être à cause de son règne
troublé Jayavarnman VI n'éleva pas de temple-montagne. Par contre ses
fondations provinciales prouvent que la formule du temple à plat s'enrichit à
son époque. L'exemple le plus intéressant en est Phimai, près de Korat, érigé
entre 1106 et 1112 par le roi et ses frères. Au centre d'une galerie formant
enceinte s'élève la tour-sanctuaire précédée d'un avant-corps; les
proportions remarquablement étudiées confèrent à ce temple, somme toute réduit,
une majesté imposante. Le grès en est travaillé avec une perfection rare. Les
linteaux de la tour-sanctuaire offrent en particulier des scènes bouddhiques
d'une grande beauté. Alors que les autres fondations de Jayavarman VII - Preah
Vihear, Phnom Sandak, Vat Phu, - sont strictement
sivaïtes, il est significatif de le voir dresser un temple bouddhique dans ce
pays siamois dont nous avons signalé la vocation particulière.
C'est
bien certainement la personnalité de Suryavarman II qui va porter ce style au
sommet de l'art khmer. Plus même: on peut dire sans trop s'avancer que le
chef-d’œuvre du roi: Angkor Vat, n'a pu être conçu que par un seul homme.
L'unité de proportion, de vision, et la beauté manifestée dans chaque pierre
imposent cette conclusion. Nous ne connaîtrons jamais le nom de ce maître d’œuvre
puisque tous les artistes khmers sont désespérément anonymes. Du moins
voyons-nous que le grand roi sut découvrir son architecte et lui donner les
moyens de s'exprimer.
5.2.1
L'architecture d'Angkor Vat
Après
s'être assuré le pouvoir à Angkor Suryavarman II fonda sa propre montagne
sacrée, comme il convient à un grand roi avec qui tout commence. Or si l'on
considère le plan de la capitale à cette époque on constate qu'il ne restait
guère d'espaces disponibles après la construction du Baphuon et de la ville
qui en dépendait - en gros Angkor Thom. En fait tout le pays {'tait une suite
presque ininterrompue de cités ordonnées par leurs douves, leurs réservoirs
et leurs chaussées. Si l'on voulait demeurer dans le centre d'Angkor afin de bénéficier
de ces aménagements on devait se contenter d'une superficie restreinte, tout au
plus suffisante pour un temple.
Le
roi choisit du moins la zone la plus vaste et la plus dégagée, qui était
l'angle sud-est de l'antique Yasodharapura déployée autour du Bakheng. Là il
édifia un temple-montagne à l'échelle de son ambition: Angkor Vat, commencé
sans doute vers 1122 et à peu près achevé à la mort de Suryavarman II vers
1150. Fait rarissime le temple ouvre sa façade principale vers l'Ouest. Peut-être
est-ce la conséquence de sa situation car il pouvait ainsi commander la grande
chaussée qui descendait du Baphuon vers le lac, alors qu'à l'est passait la
rivière de Siemreap. Mais peut-être aussi y a-t-il là une intention
symbolique sur laquelle nous reviendrons.
L'aire
sacrée forme un rectangle de 1.500 m sur 1.300 m délimité par une douve large
de près de 200 m. Entièrement parementée de gradins qui permettaient
d'atteindre l'eau quel que soit son niveau, cette douve était alimentée par
les flots de la rivière de Siemreap captés par un canal. Elle servait ainsi de
réservoir aux habitants de la ville et sans doute du palais royal que nous
chercherions volontiers dans cette zone pour cette période, car nous ne croyons
pas que Suryavarman II ait résidé au palais royal d'Angkor Thom. Peut-être
habitat-il tout simplement dans l'enceinte même d'Angkor Vat, ce qui
expliquerait le développement exceptionnel de celle-ci.
Franchissant
la douve occidentale une magnifique chaussée Sur digue bordée de colonnes
supportant un naga-balustrade, permet d'accéder au pavillon d'entrée principal
de l'enceinte. Celui-ci se déploie sur plus de 230 m de front et reproduit
exactement en réduction la façade du temple proprement dit, prélude à la
symphonie qui éclatera une fois la porte franchie. De part et d'autre d'une
tour centrale en forme de tiare s'éploient deux ailes en galeries symétriques,
terminées elles-mêmes par une tour plus modeste. Dans ces galeries le mur extérieur
a été remplacé par des piliers et une demi-voûte également sur piliers. Le
rythme de cette noble colonnade répétée par le reflet des douves et couronnée
des tours élancées comme des flammes, constitue déjà à lui seul une des
plus remarquables créations de l'urbanisme khmer .
La
porte centrale s'ouvre sur une seconde chaussée dallée de 350 m de long au
bout de laquelle se dresse le temple. Il mesure 187 m sur 215 nm à la base,
cependant que la pointe de sa tour centrale domine de plus de 65 m la chaussée.
Structurellement parlant c'est une pyramide en trois terrasses superposées.
Chaque niveau est ceinturé d'une galerie, ponctué de tours aux angles et de
pavillons sur les escaliers axiaux. La tour centrale du 3ème étage
est reliée à ces pavillons par des galeries sur piliers et se trouve ainsi
cantonnée d'un cloître à quatre cours. Sur la face occidentale du premier étage
les trois escaliers débouchent sur autant de galeries à piliers menant aux
degrés correspondants du second étage, que l'on atteint ainsi à l'abri. Les
volées de marches elles-mêmes sont d'ailleurs protégées par des voûtes emboîtées
et superposées, dont les frontons successifs se silhouettent admirablement sur
le ciel.
La
plupart de ces dispositifs avaient été découverts par les architectes khmers
dès l'époque du Baphuon. Ce qui est unique à Angkor Vat c'est l'ampleur de la
mise en oeuvre. L'étude des perspectives est proprement étonnante et donne à
croire que la géométrie dans l'espace n'était pas inconnue. La chaussée
entre le pavillon d'entrée et le temple mesure à peu près deux fois autant
que la façade occidentale. Or les Grecs seuls étaient censés avoir reconnu
que, pour voir un monument dans toute son ampleur, il faut disposer d'un recul
égal à deux fois sa plus grande dimension. La hauteur des trois terrasses est
régulièrement croissante afin que dès l'entrée le spectateur ait
l'impression d'une pyramide parfaite. Avec des soubassements identiques, en
effet, un étage aurait été dissimulé par la galerie du niveau inférieur.
Toujours dans le même but chaque étage est décalé par rapport au précédent
vers l'est, c'est-à-dire à l'opposé de l'entrée principale. Sans cet
artifice le sommet semblerait basculer sur le spectateur, qui serait de plus écrasé
par la masse. Enfin chaque élément est exactement proportionné. Le jeu de ces
volumes est si parfait qu'Angkor Vat, composé en substance d'horizontales, a l'élan
d'une pyramide. Le secret réside dans le rythme puissant des soubassements
portant en ressauts successifs sur les vagues bombées de leur voûtes la gerbe
jaillissante des tiares dentelées. Seul un homme exceptionnel a pu concevoir un
tel plan. On l'imagine presque calculant ses effets sur maquette. Et lorsqu'on réalise
que par son volume le temple est sensiblement égal à la pyramide de Kephren,
on reste confondu par le labeur formidable nécessité par la taille, le
transport, la mise en oeuvre et la ciselure de cette montagne de pierre.
Avec
l'architecture on doit encore admirer la perfection du décor. A vrai dire, après
le Baphuon cette parure semble un peu superficielle.
Elle masque les lignes maîtresses, elle trahit son rôle qui est de souligner
la structure. Linteaux, colonnettes, pilastres ne remplissent plus aucune
fonction dynamique et leurs surfaces sont traitées indépendamment de leur
nature, comme après coup. Les procédés khmers de construction qui dressaient
d'abord le temple en une masse brute pour laisser ensuite le champ libre aux
sculpteurs, sont responsables de ce divorce.
Cela
admis, la qualité du décor enchante et confond à la fois par sa prodigieuse
habileté et son infinie variété. Il a fallu une armée de sculpteurs : mais
on chercherait en vain une seule faiblesse sur ces kilomètres carrés de
draperie ciselée. Les pilastres, les plinthes, les panneaux sont revêtus de
feuillages frémissants qui imitent manifestement des tissus de soie brochée.
Nous savons d'ailleurs que dans les temples des ciels en soie étaient
suspendus, souvent importés de Chine. De fait, pour la première fois dans
l'art khmer, on trouve à Angkor Vat certaines imitations du décor chinois, très
probablement à travers ces textiles. Sur les piédroits des portes, les
linteaux et les frontons une multitude de petits personnages racontent les légendes
héroïques avec une verve intarissable. Par une heureuse innovation, les
demi-voûtes flanquantes sont terminées par des demi-frontons dont la
composition complète celle du fronton principal.
Quant aux linteaux à scènes ils nous consolent des linteaux à décor végétal
de la même période, quelque peu appauvris (Linteau
à scène du début du style d'Angkor Vat, 1ère moitié du XIIe siècle).
Une série de crosses de feuillage
successives s'y déroulent, monotones, dernier vestige de l'arc original complètement
oublié (Linteau végétal du style
d'Angkor Vat, 1ère moitié du XIIe siècle). Les chapiteaux de pilier et la corniche des galeries sont ornés de
remarquables frises de pétales de lotus, qui leurs confèrent un galbe presque
méditerranéen. La pureté de ces motifs a d'ailleurs déchaîné l'imagination
de certains, qui ont voulu y voir une influence de la Renaissance italienne. . .
Pourtant, les dates sont suffisamment claires pour éviter d'aussi grossières méprises.
Enfin,
sur les panneaux de mur on voit sourire les figures exquises des apsaras (Angkor
Vat, Angkor. Pavillon d'entrée occidental; tour septentrionale, façade occidentale, panneau sud; apsara décorative. style d'Angkor Vat :1ère moitié du XIIe siècle. Grès; hauteur de la figure
1.20m), ces
danseuses divines qui prodiguent aux dieux et aux heureux élus les joies inépuisables
des paradis. Malgré quelque maladresse dans le rendu des jambes, elles séduisent
avec leurs calmes visages au sourire énigmatique, leurs poitrines savoureuses,
la fantaisie débridée de leurs coiffures et de leurs costumes. On a pu noter
qu'aucune de ces figures ne se répète: or il y en a plus de deux mille à
Angkor Vat seul. . .
Plus
admirables encore que son architecture oU son décor - qui ne sont pas sans répondants
dans l'art khmer antérieur, - les reliefs d'Angkor Vat prennent rang parmi les
plus grandes inventions plastiques de l'humanité. La galerie pourtournante du
premier étage leur est entièrement consacrée. Dans ce but le mur extérieur a
été remplacé par des piliers et la lumière pénètre à flots sur le mur intérieur
où se déroule, aisément accessible aux visiteurs, une frise ininterrompue de
reliefs haute de deux mètres: en tout plus de deux kilomètres carrés de
sculpture !
Les
thèmes vishnuites dominent: barattage de l'Océan sous la conduite de Vishnu;
histoire de Krishna; épisodes du Mahabharata, ainsi la bataille de Kurukshetra,
ou celle de Lanka entre les singes et les guerriers de Ravana (Angkor
Vat, Angkor. 1er étage, galerie occidentale, moitié sud.Bas-relief illustrant
une scène tirée du Mahabharata : bataille de Kurukshetra entre les Pandava et
les Kaurava. Style d'Angkor Vat : 1ère moitié du XIIe siècle. Grès; 0.73m). Il est connu que
ces épopées indiennes furent des plus populaires au Cambodge. Quelques détails
des reliefs d'Angkor Vat prouvent même qu'on y lisait une version locale, car
ils ne se retrouvent pas dans l'archétype indien. Cette iconographie confirme
le fait, attesté par les inscriptions, que Suryavarman II fut un fervent
vishnuite. Par son nom posthume, d'ailleurs, il choisit d'être assimilé à ce
dieu.
D'autre
part il semble qu'Angkor Vat revêtit un caractère tout spécialement funéraire.
Divers indices permettent de penser qu'à partir de cette époque les cendres
d'un roi pouvaient être déposées dans son temple-montagne. L'ordre de lecture
des thèmes choisis à Angkor Vat suggère de tourner autour du monument en le
tenant sur sa gauche, ce qui est un rite funéraire par excellence. D'ailleurs,
on a dit que le temple est ouvert à l'Ouest. Il y a des raisons topographiques
pour cette orientation, que nous avons soulignées. Mais aussi on ne peut
oublier que c'est la direction des morts par excellence. Enfin tout un panneau
de la galerie méridionale est consacré au jugement des morts (Angkor
Vat, Angkor. 1er étage, galerie méridionale, moitié est. Bas-relief illustrant le
Jugement des Morts : les morts se rendent devantYama, dieu des enfers. style
d'Angkor Vat : 1ère moitié du XIIe siècle. Grès; 1.60m). On y voit les
hommes se rendre devant Yama, juge suprême des Enfers. Puis, selon leurs péchés
ou leurs mérites ils sont précipités
aux Enfers et voués aux plus horribles supplices ; ou, au contraire, ils vont
aux Cieux goûter les charmes des apsaras.
Pour trancher du sens exact d'Angkor Vat il nous faudrait connaître l'idole qui
trônait dans le sanctuaire central. Ce pouvait être, d'ailleurs, un linga ou
une statue de Siva. Il n'est pas anormal, bien au contraire, de trouver le
Seigneur suprême dans un temple décoré de la geste des autres dieux, ses
subordonnés. Néanmoins on ne peut s'empêcher de relever ces indices
convergents et de voir dans Angkor Vat un temple-montagne plus particulièrement
funéraire, dressé par Suryavarman II avant tout pour assurer sa déification.
Et sa gloire, aussi: car le roi s'est réservé un panneau où il est montré siégeant
parmi sa cour innombrable, puis défilant à la tête de son armée, sur un
formidable éléphant.
La
primauté des reliefs d'Angkor Vat ne réside pas seulement dans la richesse et
l'invention des thèmes, ou l'ampleur. La qualité ne se mesure pas en mètres
carrés. Ce qui est unique c'est l'art de ces fresques. Ce dernier terme
convient exactement car on y reconnaît bien plutôt le pinceau d'un peintre que
le ciseau du sculpteur .
Nous
savons déjà que les Khmers utilisèrent la peinture pour décorer certains
sanctuaires. Il est évident que les maquettes de ces reliefs furent établies
sur papier, puis utilisées comme pochoirs. De plus, à l'origine, des rehauts
d'or et de couleurs sur les personnages principaux, leurs bijoux, les
harnachements de leurs montures, devaient encore accentuer cette impression
picturale.
La
composition ressortit également à la technique du dessin. La perspective est
parfois assez sommaire: les plans successifs sont conventionnellement rendus en
registres superposés, ou par des procédés faciles comme un plan incliné qui
indique un changement de site. Mais la mise en page est d'une audace déconcertante,
surtout si l'on se souvient des petits panneaux naïfs du Baphuon. Ici la
Composition est continue pour chaque panneau: or ils ont 49 m de long sur les
faces est et ouest, et près de 100 m sur les faces nord et sud! L'épisode
n'est pas isolé par le procédé facile du cadre. Il est construit,
dynamiquement, par les mouvements des acteurs qui ramènent obligatoirement le
regard sur le sujet principal: personnage de plus grande taille sur sa monture;
duel de héros au premier plan; soldats retournant la tête vers leurs chefs ou
cheval redressant son col.
Ces
accents forts rythment le tempo du majestueux récitatif, évitant la lassitude.
Art supérieur qui laisse ainsi au visiteur la possibilité de créer sa vision
personnelle au gré de son instinct, tout en le guidant inconsciemment.
Quant
à l'exécution elle s'est faite par enlèvement successif de pellicules de
pierre, ce qui montre là encore qu'on a suivi des patrons dessinés.
Les
personnages sont d'abord réservés en à-plat, puis modelés sur quelques
centimètres d'épaisseur . Sur les fonds frémissent des feuillages, de
quelques millimètres en saillie seulement. L'espace est ainsi exprimé par
demi-teintes grâce au jeu des reliefs différenciés, par d'impondérables
vibrations de densité ou de chaleur des ombres et de la lumière, qui glisse
bien plus qu'elle ne s'accroche. Dernier raffinement, certains détails sont
incisés dans le fond afin de reposer du modelé qui finirait par devenir
monotone. Il n'existe pas au monde d'ensemble plus beau et plus audacieux de
reliefs narratifs. On ne peut guère en rapprocher que les plus grandes fresques
de la Renaissance italienne. A ce titre seul Angkor Vat devrait sa place parmi
les merveilles du monde.
Pour
n'être pas sans mérites la ronde-bosse du style d'Angkor Vat est pourtant loin
d'atteindre la beauté des reliefs et même est en décadence manifeste par
rapport à celle du Baphuon. Il est vrai qu'elle fut peut-être volontairement
reléguée au second plan devant l'importance accordée aux reliefs à Angkor
Vat même. D'autre part nous ne possédons aucune oeuvre majeure de cette époque,
en particulier aucune pièce dont nous puissions affirmer qu'elle a été Conçue
pour le grand temple. Il se peut ainsi que des chefs-d’œuvre aient disparu.
Quel serait notre jugement sur la statuaire du Baphuon si nous ne connaissions
pas le Vishnu du Mebon ou le Siva de Por Loboeuk ? D'une façon générale les
statues que nous retrouvons sont froides et compassées. Les visages presque
carrés avec leurs arcades sourcilières coupantes, leurs bouches sèches, quasi
boudeuses chez les femmes, les corps au modelé conventionnel, aux proportions
trapues, n'en font guère des pièces séduisantes. Tous les efforts se
Concentrent sur la richesse du costume, de plus en plus compliqué chez les
hommes, et l'abondance des bijoux. Nous en avons parlé à propos des apsaras
qui mettent à la mode des tiares orfévries aux disques et pendeloques
multiples, à l'origine de la coiffure des danseuses cambodgiennes
contemporaines. Les jupes sont faites d'un tissu à fleurettes très caractéristique,
avec de multiples pans figurés maladroitement sur les côtés alors qu'ils
devraient flotter alentour des gracieuses figures.
Seuls
quelques petits bronzes se détachent de cette production somme toute mécanique
(Hari-hara, trouvé dans la province de Poursat,
Cambodge, style d'Angkor Vat : 1ère moitié du XIIe siècle. Bronze; 0.29m.
Musée National de Phnom Penh).
Ils montrent, encore une fois, la primauté de cette matière par rapport au grès.
Pour mieux les comprendre il faudrait aussi étudier en détailles étonnants
objets que les Khmers ont créés dans cette matière avec une verve et un sens
de la forme infaillibles: brûle-parfum, conque à eau lustrale, porte-lampe,
anneaux et crochets de litière, ornements de char; les rares pièces qui ont échappé
à la fonte et qui se trouvent presque toutes réunies aux musées de Bangkok et
de Phnom Penh nous permettent au moins d'imaginer le mobilier prodigieusement
riche des temples et des palais d'Angkor. S'ils étaient plus nombreux et mieux
connus les bronzes khmers prendraient immédiatement rang après les bronzes
chinois dans le domaine des arts asiatiques, car ils surpassent de beaucoup tout
ce qui a été fait en ce genre aux Indes mêmes et dans le
reste de l'Asie indianisée.
5.2.5
Les monuments secondaires
Comme
si Angkor Vat ne suffisait pas à sa gloire on doit encore à Suryavarman II une
série de monuments à plat qui, à eux seuls, donneraient à son style la première
place dans la ligne évolutive de l'art khmer. Beng Mealea est le plus
important. Il se dresse à quelque 40 km à l'est d'Angkor et fut certainement
élevé par le grand roi, peut-être à la mémoire de ses ancêtres ou encore
à celle de son précepteur. L 'iconographie vishnouite domine mais, fait
curieux, des éléments bouddhiques y apparaissent également. Commencé
vraisemblablement en même temps qu'Angkor Vat, Beng Mealea par ses dispositifs
architecturaux et son décor se place dans le sillage du grand temple dont il
reproduit certaines inventions.
En
effet et bien qu'il se déploie sur un seul niveau, on y voit un sanctuaire
central entouré de trois galeries concentriques. L'accès principal, à l'Est,
est constitué par des galeries sur piliers reliant les pavillons d'entrée
successifs de ces enceintes. C'est, en somme, le plan d'Angkor Vat mais plaqué
sur le sol. Ainsi Beng Mealea inaugure la série des grands temples «à plat»
entourés de galeries et d'annexes multiples, qui vont proliférer à l'époque
suivante. Exactement contemporain par son décor et disposé selon les mêmes
principes généraux, on place ensuite
Banteay Samrè
construit à l'extrémité
du Baray oriental. Le sanctuaire principal est un peu à l'étroit dans une cour
délimitée par une galerie et encombrée de deux bibliothèques. Pourtant le
monument révèle une science des volumes, des rythmes et des proportions digne
d' Angkor Vat. Dans ce domaine des temples à plat, il est le chef-d’œuvre
tout comme son aîné est le plus beau des temples-montagnes. La finesse de son
décor et ses admirables frontons historiés viennent encore ajouter à sa séduction.
Sauvé par une reconstruction particulièrement réussie, Banteay Samrè est à
lui seul un des hauts lieux du pèlerinage d'Angkor.
Enfin, à Angkor toujours, il nous faudrait étudier les deux petits joyaux symétriques de Thommanom et de Chau Say Tevoda qui encadrent, dans cet ordre, Beng Mealea et Banteay Samrè. Nous sommes sans doute là vers l'extrême fin du règne dé Suryavarman II. Comme on peut s'y attendre après une telle personnalité et avec les malheurs qui assombrirent les dernières années de son règne, l'art va connaître une éclipse. A ses successeurs, insignifiants, on peut attribuer quelques monuments de petite taille et d'une perfection qui ne cède pas encore: les Preah Pithu T et U, Preah Palilay, au centre d'Angkor Thom; les premiers éléments du Preah Khan de Kompong Svay, à l'est de Beng Mealea. Il est significatif de voir l'iconographie bouddhique s'y développer. Le grand tournant de la civilisation khmère est déjà amorcé. La destruction d'Angkor par les Chams allait précipiter cette révolution.
Finalement on s'aperçoit que le style d'Angkor Vat est non seulement le sommet de l'art khmer mais qu'il est, également, le dernier moment de l'art sivaïte. Ici s'achève cette tradition implantée par les Indiens douze siècles auparavant. Certes en un sursaut inouï Jayavarman VII va relever Angkor de ses ruines fumantes et bâtir plus de temples à lui seul que tous ses prédécesseurs réunis. Mais il les placera sous le signe du Bouddha qui, déjà, attire peu à peu l'Indochine indianisée sous le calme apaisant de son manteau. L'art, au sens le plus pur, ne survivra pas à Suryavarman II. Il est vrai qu'après Angkor Vat on ne pouvait aller plus loin.