Cependant
que s'épanouissait le Fou-nan un autre état indianisé forgeait sa destinée
dans le bassin moyen du Mékong et sur l'axe de la Sé Mun,de Roi et à Bassak.
Lui aussi nous devons le désigner sous le nom de Tchen-la que lui attribuaient
les historiens chinois, bien que nous ignorions son origine. Mais c'est le seul
que nous possédions.
Ce
pays existait certainement dès la fin du VIe siècle. Nous savons également
qu'il était peuplé en majorité de Khmers, ce que prouvent en particulier les
premières inscriptions dans cette langue apparues dans la région au début du
Vlle siècle. Plus tard, et comme pour les origines du Fou-nan, on forgera une légende
qui placera au Tchen-Ia le berceau de la race mythique des Kambuja, dont les
Khmers, finalement, tireront leur nom et celui de leur pays: le Cambodge.
Il
est possible, toutefois, que jusqu'à la fin du Ve siècle le Tchen-Ia se soit
limité au bassin drainé par la Sé Mun cependant que le pays de Bassak était
sous la domination chame. Mi-son, en effet, se trouve non loin de là vers
l'est, à travers des montagnes perméables. Et nous voyons à cette époque un
roi cham ériger un linga dans un temple dédié à Siva, sur la montagne près
de Bassak, où s'élèvera plus tard Vat Phu, et qui fut le centre du Tchen-Ia
selon les historiens chinois. Vers le milieu du VIe siècle le roi Bhavavarman,
issu de la dynastie régnante du Fou-nan et peut-être même petit-fils de
Rudravarman, épousa une princesse du Tchen-Ia et unifia le pays. Il entreprit
de conquérir le Fou-nan, peut-être afin de soutenir les droits de sa famille.
Lorsqu'il mourut peu après 598, l'unification des deux royaumes était déjà
bien avancée. Son frère Chitrasena, qui l'avait aidé dans ses entreprises,
lui succéda sur le trône où il prit le nom de Mahendravarman. Il
acheva à peu près la conquête du Fou-nan, et multiplia dans ses domaines les
fondations sivaïtes. Son fils, enfin, Isanavarman connut un règne glorieux
depuis au moins 616- et même peut-être 611 - jusqu'en 635. Il fonda une
nouvelle capitale : Isanapura, l'actuelle Sambor PreiKuk (Kompong Thom) où nous
allons voir apparaître l'art du Tchen-la, qui est en même temps le premier
style de l'art khmer proprement dit et que l'on a dénommé fort justement le
style de Sambor .
2.1.1
La transformation du Fou-nan en Tchen-la
Avant
d'aborder l'étude des faits plastiques il convient de caractériser l'évolution
qui suivit ce renversement des pouvoirs politiques en Indochine indianisée.
Sans vouloir trop accentuer un contraste qui deviendrait ainsi caricatural, on
ne peut manquer de souligner la transformation que subit l'Indochine méridionale
en passant sous l'égide du Tchen-la.
Nous
avions au Fou-nan un peuple encore essentiellement «indonésien» installé au
bord de la mer et vivant avant tout de celle-ci. Ouvert, cosmopolite, il
accueillait toutes les influences et les redistribuait largement au point de
devenir lc foyer commun de culture de la mer de Chine méridionale. Avec le
Tchen-la nous allons trouver une nation proprement khmère, enfermée dans les
terres hautes du bassin du Mékong et ignorant tout de la mer. Cultivateurs,
mais aussi volontiers guerriers, les hommes du Tchen-la seront prompts à suppléer
par la conquête et le pillage à leur pauvreté. Quant à leur culture, dérivée
de l'Inde mais plus encore peut-être de la civilisation déjà individualisée
du Fou-nan, elle ne laissera certes pas de briller. Mais elle se limitera à
leur pays même, constamment agrandi il est vrai, sans rayonner par sa chaleur
seule comme celle de l'Inde et à un degré plus modeste, du Fou-nan.
A
ce contraste répond une différence totale des modes d'exploitation du sol, qui
l'explique peut-être en grande partie. Le Founanais avait à drainer un delta
spongieux et devait bien davantage se préoccuper de l'excès d'eau que de son
absence. D'ailleurs il semble avoir cultivé essentiellement le riz flottant. Et
le commerce a toujours été certainement pour lui une source de revenus sans
doute aussi importante que l'agriculture. Le Khmer, quant à lui, mettait en
valeur des terres hautes, suffisamment assainies par leur propre pente. Par
contre il devait emmagasiner de l'eau pour, durant la saison sèche, arroser ses
rizières où il cultivait du riz de montagne. Ces contrastes ne pouvaient
laisser de marquer des sociétés si étroitement subordonnées à leurs modes
de vie.
Il
est très vraisemblable de croire que les Khmers descendirent dans la plaine
fascinés par les richesses du Fou-nan, et ce fut un des premiers exemples
historiques de cette «poussée vers le Sud» qui commanda toute l'évolution de
l'Indochine. Pourtant le Tchen-Ia n'occupera pas l'aire du Fou-nan. Nous avons déjà
suggéré que des modifications dans le régime du Mékong avaient pu provoquer
des inondations ,graves et rendre plus ou moins inhabitable l'ancien Fou-nan
central: le Transbassac. De fait, des noyaux isolés et appauvris de Khmers
continueront de subsister dans cette région, et encore : exclusivement sur les
bourrelets alluviaux et les zones surélevées. Mais ils ne joueront aucun rôle
notable dans les destinées du pays. L'Empire khmer, héritier du Tchen-la, évoluera
toujours quant à lui au nord du parallèle de Phnom Penh. Si ses capitales, et
Sambor la première, garderont par le Mékong un contact avec la mer, celle-ci
aura de moins en moins d'importance dans la vie du pays qui, en fait, lui tourna
plus ou moins délibérément le dos. Enfin, et à plus d'une occasion, on verra
la puissance politique des Khmers comme se réfugier sur ses hautes terres
d'origine dans l'extrême Nord du Cambodge et sur le plateau, de Korat à Roi
et, en une sorte de retour à la source.
C'est
qu'en fait - et l'on n'a jamais souligné ce trait fondamental – les Khmers
n'adoptèrent nullement le type d'exploitation des terres deltaïques créé par
le Fou-nan. Si nous ne connaissons pas encore les cités du Tchen-la, du moins
nos explorations aériennes nous permettent-elles de cerner à grands traits
leurs caractéristiques essentielles. Elles apparaissent comme de vastes étendues
de terrain encloses par des murailles de terre et, surtout, une très large
douve. Celle-ci est presque toujours située en contrebas d'un cours d'eau
permanent et branchée directement sur celui-ci. Elle se remplissait ainsi
automatiquement d'eau durant la saison des pluies et des hautes eaux, et
constituait le réservoir de saison sèche dont vivait le peuple avec ses rizières.
Cette technique de «l'eau captée», qui répond intelligemment au climat comme
au terrain, fut élaborée au Tchen-la et plus tard transportée par les Khmers
dans les plaines du Cambodge. Nous verrons qu'elle fut à l'origine de la
puissance angkorienne. Et nous pouvons d'ores et déjà dire, d'après nos plus
récentes découvertes, que ce dispositif est directement issu des camps
circulaires de la Civilisation des mégalithes que nous sommes en train
d'explorer et qui se révèlent bien l'habitat des Khmers à l'aube de
l'histoire.
Bien
entendu, il s'agit là des schémas généraux. Les Founanais eux-mêmes - les
historiens chinois l'attestent - connaissaient les réservoirs d'eau artificiels
près de leurs villages; mais ils ne semblent pas avoir pratiqué de façon
extensive l'irrigation des terres sèches. Quant aux Khmers, ils n'exploiteront
pas le delta du Mékong - si propice - mais ils utiliseront ses berges émergées
entre deux crues pour des récoltes d'appoint. Il y a bien là pourtant une
opposition profonde quant à l'organisation et à la conception de l'espace.
Cependant un trait Commun ressortait de ces modes: la nécessité d'une société
centralisée sous un pouvoir unique, seuls capables de créer puis d'entretenir
de tels complexes. Sur ce plan le Tchen-La succédera directement au Fou-nan et
parviendra par cette même voie à l'hégémonie politique. Enfin, les deux
empires possédaient en commun leur indianisation primitive, que le Tchen-La va
perpétuer avec d'autant moins de modifications qu'une grande partie de ces leçons
lui parvinrent à travers le Fou-nan. Selon une inflexion quasi constante du
cours des destinées humaines, qui veut que le vaincu civilise son vainqueur et
se survive à travers lui.
2.1.2
Les prolongements de l'art founanais
Nous
ne connaissons pas l'art du Tchen-La avant le règne d'Isanavarman et c'est une
grave lacune car le style de Sambor semble sortir tout armé du cerveau de ce
roi. Mais peut-être cet art fut-il médiocre ou vite oublié, puisque nous
retrouvons surtout des influences du Fou-nan aux origines de l'art khmer qui
commence à Sambor. Ceci plus particulièrement dans le domaine de la statuaire,
car l'esthétique du Phnom Da n'avait pas cessé de porter ses fruits durant
toute la seconde moitié du VIe siècle et alors même que se jouait la vie du
Fou-nan. On trouve, surtout et très normalement en Cochinchine, des pièces
brahmaniques, Surya en grande majorité, et des figures de bouddhas qui dérivent
directement du style B du Phnom Da. Certaines sont fort belles, comme le fameux
Avalokitesvara de la collection Didelot, qui présente l'intérêt d'être une
des premières créations du bouddhisme du Grand Véhicule en Asie du Sud-Est.
Dans l'ensemble, pourtant, la décadence est fort sensible par la systématisation
et le dessèchement des formules antérieures. La tradition était cependant
assez vivace pour que les artistes rassemblés dans la nouvelle capitale du
Tchen-La: Sambor, s'en inspirent et en tirent un art d'une beauté et d'une
vivacité exceptionnelles.
Sambor
Prei Kuk offre le premier grand ensemble architectural du Cambodge, et désormais
nous allons trouver suffisamment de monuments et de statues sur notre route pour
traiter systématiquement des styles successifs de l'art khmer, avec de plus en
plus de détails dans le cadre de chacune de ses grandes techniques.
2.2.1 La conception khmère de l'architecture religieuse
Avant
d'étudier ces premiers temples khmers il convient toutefois de caractériser
brièvement l'intention qui a présidé à leur construction, le «programme»
que l'on fixait aux artistes, d'autant plus que ces remarques seront valables
pour l'ensemble de l'Indochine indianisée. C'est que, à l'imitation de l'Inde
dont il avait adopté les religions, le Khmer concevait un sanctuaire comme la résidence
du dieu, qui habitait là très matériellement sous la forme d'une idole. Il était
ainsi facile de l'adorer , voire de le forcer par un rituel approprié à
dispenser aux hommes les bénéfices souhaités. Le temple, l'idole, ne sont
donc que des éléments du rituel, parmi d'autres. Ils sont dictés à des exécutants
par les prêtres, qui ne laissent d'autre choix que les possibilités matérielles
de réalisation.
Le
sanctuaire n'est pas davantage un lieu de réunion pour les fidèles appelés à
prier; ils n'y sont d'ailleurs pas admis et seuls les brahmanes initiés peuvent
y pénétrer pour célébrer l'office. Cela explique l'exiguïté relative des
temples khmers, composés à l'origine d'une série de petites constructions séparées:
une tour-sanctuaire abritant tout juste la représentation du dieu principal; un
ou plusieurs sanctuaires annexes pour ses suivants, ses épouses, sa monture;
enfin, mais le plus souvent en bois, donc disparus, des trésors pour les objets
du culte et les textes sacrés. Le tout était protégé par une enceinte munie
de portes d'accès reproduisant souvent en réduction le sanctuaire principal,
et contenant la monture du dieu ou des divinités protectrices. Alentour, enfin,
s'élevaient les logements des prêtres, des musiciens et des danseuses sacrées,
des serviteurs et des esclaves. Tout cela, construit en bois, a disparu et n'est
plus signalé que par une seconde enceinte. De même, des palais aux humbles
maisons tout a sombré de la cité, que seule signale une immense douve-réservoir.
Les
temples exprimaient par leur disposition, leur décor et leur mobilier les
croyances attachées aux dieux qu'ils abritaient. Les maîtres de l'Olympe
brahmanique étant censés résider au centre du monde sur le mont sacré Meru,
et commander l'espace comme le temps, le plan de leur habitation terrestre est
rigoureusement centré et orienté selon les quatre points cardinaux. La façade
comme la porte principale regardent l'Est, le soleil levant source de la vie. Le
sanctuaire, en théorie au milieu de l'enceinte symbolisant les limites de
l'univers, est lui-même l'image du mont Meru où le dieu, par son idole, trône.
Souvent même il imite la montagne sacrée par sa forme ascendante et sa
silhouette de pic. De préférence le temple sera élevé au milieu de la
capitale, près du palais royal, concrétisant plus efficacement encore le cœur
de l'univers où règnent le dieu et son mandant sur terre : le roi. Enfin, sur
les murs du sanctuaire des scènes figuré~es racontent la vie et les
exploits de la divinité, ou encore montrent des adorateurs, des offrandes de
fleurs qui, éternisés par la pierre, encensent à perpétuité le dispensateur
de toute prospérité.
Ce
dispositif, relativement simple, était néanmoins considéré Comme suffisant
puisque fondamental. On le conservera pratiquement sans changement, si ce n'est
de taille, des siècles durant: il (était sanctionné par des textes
intangibles, trop chargé de puissance magique pour être délibérément modifié.
Et après tout il était efficace tant que la religion elle-même donnait
satisfaction: une modification de l'art sacré ne peut répondre qu'à un
changement dans la loi elle-même. Et il faut bien se pénétrer du fait qu'en
matière d'art liturgique la répétition, loin d'être un signe de faiblesse,
est au contraire une vertu puisqu'elle est un rite au même titre que la prière.
De même le type du Christ s'est maintenu sans changement notable plus de quinze
siècles clans l'art chrétien. On ne saurait donc s'étonner de trouver tout au
long de l'art khmer des formules constantes: il n'avait que faire de l'invention
personnelle.
Ce
qui changera ce sera l'expression plastique, les détails d'exécution ou
d'ornementation qui constituent un «style». Dans une grande mesure, au
surplus, il y a plus de mérite parce que plus de difficulté, à renouveler et
à enrichir un thème imposé qu'à se livrer au gré de son imagination.
En
ce sens les arts de l'Indochine indianisée donneront une leçon remarquable.
Ce
respect dû aux formes prescrites explique encore un trait de l'architecture
indienne, repris tel quel en Indochine: la permanence des solutions techniques
inspirées par le travail du bois. Les premiers sanctuaires ayant été
construits en bois selon l'art du charpentier et du menuisier, lorsqu'on s'avisa
de les réaliser en pierre pour plus de pérennité on reproduisit néanmoins
ces dispositifs vénérés. Cela nous paraît aller à l'encontre de la logique
structurale qui doit s'adapter au matériau choisi.
Mais
on oublie, en disant cela, que l'architecture grecque elle-même, ce «miracle
de la raison», procède de la même convention: de la colonne au fronton elle
n'est que la stylisation en marbre de charpentes de bois.
De
même la tour-sanctuaire khmère est la copie d'un édifice de bois. De plan
carré ou barlong, porté sur quatre piliers principaux, ce modèle initial était
le plus souvent surmonté de toits de charpente superposés et décroissant afin
de couvrir toute la superficie intérieure. Plus tard, soit par incompréhension
des anciennes toitures en charpente, soit par désir d'exprimer les mondes
superposés au sommet desquels trônent les dieux, la tour-sanctuaire sera faite
également d'un empilement de réductions successives du Corps principal de l'édifice.
Cette
imitation du bois se retrouve dans le décor. Lorsqu'on utilise la brique
celle-ci est recouverte d'un enduit comparable au stuc, qui recevait un décor
ciselé dans cette matière grasse et opulente, proche de la sculpture sur bois.
On réalisera en grès certains éléments afin de mieux simuler l'ossature en
bois: colonnettes et linteau encadrant la porte ; cadre et balustres des fenêtres,
etc. Plus, et cette fois paradoxalement, on travailla ce grès comme on eût
fait du bois, avec une découpe et des assemblages de menuisier, l'usage du tour
à archet! Cela trop souvent au détriment de la solidité: on doit voir là,
malheureusement, une des causes de la ruine des monuments. Enfin, il est très
probable que des rehauts de dorure voire de couleurs plus variées
enrichissaient ces édifices, de même qu'un somptueux mobilier; des bijoux et
des vêtements brochés décoraient le sanctuaire et revêtaient l'idole. Il ne
faut pas oublier cette ornementation, hélas disparue, lorsque nous devons juger
la froideur d’œuvres dépouillées et réduites à l'état de squelette.
2.2.2
L'architecture de Sambor
Les
plus anciens monuments conservés au Cambodge - et, en fait, dans toute
l'Indochine - sont la tour en brique de Preah Theat Touch (Kompong Cham) et le
curieux édifice en grès de l'AsramMahaRosei (Takèo) .
Il
se peut que ce dernier remonte au Fou-nan, mais nous ne le croyons pas. Nous
serions davantage tentés d 'y voir une imitation de l'architecture pallava, par
exemple du temple de Panamalai que l' Asram évoque irrésistiblement, et de le
situer par conséquent vers le milieu du VIIe siècle.
Au
demeurant sa date n'est point fondamentale car cette structure fut sans postérité
au Cambodge.
C'est
à Sambor Prei Kuk seulement que nous pouvons étudier réellement la formation
de l'architecture khmère. La richesse et la diversité de la construction sont
étonnantes: on pourrait les croire dues au seul génie du roi ou d'un grand
artiste. Sans nier cette possibilité on ne doit pas oublier cependant quatre siècles
au moins de construction, tant au Fou-nan - où nous avons cité les quelques
ruines découvertes - qu'au Tchen-la même.
L'imitation
des modèles indiens est certaine, en particulier des oeuvres post-gupta.
Seulement nous ne saurions les retracer exactement parce que les temples de
Sambor procèdent de constructions en bois qui ont disparu en Inde même, où
nous n'avons plus que des sanctuaires rupestres ou monolithes postérieurs.
Surtout il nous manque la transformation probable qu'avait dû faire subir à
ces modèles le Fou-nan.
Les
deux principaux ensembles architecturaux de Sambor, pour cette première période,
sont ceux du sud et du nord. Ils étaient renfermés dans une immense cité, étudiée
par avion, et dont subsistent le rempart de terre et la douve, alimentée par la
rivière proche selon une technique que nous avons définie comme caractéristique
du Tchen-la. Le groupe Sud fut sans doute construit sous Isanavarman, et c'est
certainement le plus beau. Il est entouré par deux enceintes successives; celle
qui défend le temple proprement dit, à l'intérieur, est un beau mur de brique
décoré de larges médaillons à scènes figurées. Il n'en subsiste que l'épannelage
dans la brique: assez, malgré tout, pour en deviner le dynamisme et la sûreté
de composition. A l'est cette enceinte s’ouvre par une porte en brique (tour
S2) qui abrite un dais en grès, dont le décor est probablement une des plus
belles créations de l'art khmer. Là reposait sans doute le taureau Nandin, en
or, monture du Siva que l'on adorait au sanctuaire principal. Celui-ci est une
majestueuse tour en brique (S1) érigée sur un terrasson, admirable de
proportions et de volume. Nous savons qu'elle contenait une idole de «Siva
souriant» érigée par Isanavarman, hélas disparue. La tour S1, enfin, est
flanquée de cinq autres tours polygonales d'un effet particulièrement heureux.
Le
groupe Nord renferme des fondations de dates plus diverses; son sanctuaire
central, au moins, remonte pourtant au règne d'Isanavarman.
Très ruiné, il présente sur une haute terrasse une tour centrale flanquée de
quatre templions. Il était entouré probablement de groupes statuaires dont
subsistent seules les bases en grès, aussi magnifiquement décorées que le
dais de S2. Plus au nord nous citerons encore le monument numéroté N17: c'est
une petite cellule en dalles de grès, décorée très sobrement de fausses
lucarnes semblables à celles découvertes au Fou-nan bien que cette fois sculptées
dans la pierre même de l'édifice. Ce type de cellule se retrouvera encore une
fois au Cambodge sous le règne suivant, puis il disparaîtra définitivement,
dernier écho de l'influence directe de l'Inde.
La décoration de tous ces édifices est somptueuse. Presque partout le stuc a disparu et nous devons la restituer à partir du simple épannelage des briques. Pourtant elle a subsisté intacte sur les éléments de grès. Les linteaux, tout spécialement ceux de S1, sont parmi les plus beaux de l'art khmer et mériteraient presque d'être étudiés sous la rubrique du bas-relief dans certains cas. Ils montrent tous un arc gui reproduit les anciennes traverses en bois des portiques, ou torana, indiens auxquels on accrochait en offrande des guirlandes de fleurs et de feuillage (Linteau du style de Sambor - 1er tiers du VIIe siècle). Cet arc est décoré de médaillons sculptés de personnages divins; ses extrémités se recourbent vers l'intérieur où elles sont avalées par ses monstres marins familiers de l'Inde, les makara. Au-dessus et au-dessous on trouve encore parfois comme à S1 - des figures divines groupées en scènes admirablement composées. Ou bien, plus souvent, des guirlandes de feuillages. Ce dernier type finira par dominer et donnera naissance, aux époques suivantes, au linteau khmer classique. Encadrant la porte on trouve, pour soutenir ce linteau, de belles colonnettes rondes qui gardent de leurs modèles indiens un bulbe supérieur en forme de turban. Elles sont décorées en dessous d'une délicate guirlande et d'une bague centrale sur le fût lisse. Sur les panneaux unis des murs, enfin, d'élégants «palais volants» peuplés de personnages divins animent les grands plans des tours avec une grâce exquise.
Les
oeuvres en ronde bosse du style de Sambor sont fort peu nombreuses et leur
qualité nous fait d'autant plus amèrement regretter leur rareté.
Les
plus belles sont le grand Hari-Hara de S10 et l'Uma du groupe Nord, à Sambor,
la Lakshmi de Koh Krieng (Sambor du Mékong, Kracé), toutes au musée de Phnom
Penh (Lakshmi, Koh Krieng, Kracé, Cambodge. Art
Khmer; style de Sambor; 1er tiers du VIIe siècle. Grès; 1.27m). Le Hari-Hara conserve la chevelure élaborée durant le style du Phnom Da
ainsi que l'arc de soutien, désormais de forme standardisée et non plus adapté
à chaque pièce. Un corps puissant à la musculature apparente, un visage moins
large qu'au Phnom Da et aux traits davantage accentués sont la marque du style
nouveau.
La
Lakshmi de Koh Krieng est à l'origine d'une série d'images féminines qui se développera
tout au long du VIIe siècle (voir Lakshmi page 60). Les formes sont d'une
ampleur un peu excessive pour notre goût, peut-être, mais correspondent au
canon de la beauté féminine indienne. La stylisation est déjà plus marquée
que dans le style du Phnom Da. En contrepartie le traitement rutilant de la
chevelure, la richesse de la ceinture, la jupe diaphane, la calme et souriante
plénitude du visage lui confèrent une majesté gracieuse et imposante à la
fois qui ne se retrouvera plus.
Cette
architecture, cette statuaire attestent un art royal, Somptueux et sûr de lui.
Et le style de Sambor, à notre sens, est le premier dans le temps et l'un des
plus beaux à la fois de l'art khmer, qu'il préface magistralement.
Après
la mort d'Isanavarnan vers 635 apparaît un nouveau souverain nommé Bhavavarman
Ier qui régna dès avant 639 et au moins jusqu'en 656. La transmission du
pouvoir est obscure car dès ce moment des troubles politiques semblent avoir
affecté le Tchen-Ia. Pourtant Bhavavarman étendit son pouvoir. Nous avons à
son époque des inscriptions et des fondations en particulier au Phnom Bayang (Takèo
), au Phnom Preah Vihear et à Han Chei (KompongThom), c'est-à-dire du Sud au
Nord du pays. Mais nous ne pouvons lui attribuer personnellement un sanctuaire
et nous ne connaissons pas sa capitale. Nous voyons seulement, sous son règne,
le sivaïsme s'imposer définitivement et avec force comme religion royale,
encore que le culte de Hari-Hara se maintienne ainsi que celui de Vishnu. On
remarque conjointement un développement notable des divinités hindouistes.
Mais le phénomène le plus intéressant sur le plan religieux fut le brusque
succès des images du bouddhisme du Grand Véhicule qui semble avoir, à cette
époque, connu la faveur des populations indochinoises. Enfin, malgré les
possibles dissensions politiques, la large diffusion des statues de ce style qui
se retrouvent depuis le Laos jusqu'en Cochinchine, implique une aire unifiée,
au moins culturellement.
L'ensemble
de cette production est groupé sous la rubrique du style de Prei Kmeng, d'après
un petit sanctuaire de la région d'Angkor qui en montre le mieux les caractéristiques.
S'il se développe surtout sous le règne de Bhavavarman 1er, il faut reconnaître
qu'il se forme à peu près en même temps que la dernière phase du style de
Sambor; qu'il coexiste avec le style suivant, dit du Prasat Andet ; enfin qu'il
influencera à travers celui-ci et jusqu'à la fin du VIIe siècle le style de
Kompong Preah, dernière phase de l'art préangkorien. Ces chevauchements sont
normaux pour une période où l'unité politique n'était pas assurée en
permanence. La fragmentation du pays explique sans doute la naissance d'écoles
différentes, ou au contraire le maintien local de traditions antérieures.
Peut-être
du fait des difficultés politiques les tours-sanctuaires de cette période sont
peu nombreuses et relativement ingrates. A Han-chei on trouve le dernier exemple
connu de cellule en dalles de grès, qui marque la fin de l'imitation
scrupuleuse des prototypes indiens. Les tours en brique sont dans les volumes généraux
de celles de Sambor mais beaucoup plus modestes; il est vrai que nous n'avons
pas à cette époque de fondations royales Connues. Les linteaux sont également
fort appauvris. L'arc central n'est plus avalé par les makara,. il se
recourbe vers l'intérieur en crosse de feuillage. Les médaillons qui l'ornent
ne sont plus sculptés de personnages mais simplement de feuilles (Linteau
du style de Prei Kmeng, deuxième moitié du VIIe siècle). Ces végétaux envahissent peu à peu tout le linteau.
Par contre apparaît à ce moment une série de beaux linteaux à scènes
religieuses sculptées en relief sous l'arc, qui sont d'un grand intérêt
iconographique et permettent de mieux dater la statuaire de ce style. Les
colonnettes commencent à se compliquer : elles perdent le bulbe, et la frise de
feuillage supérieure est cernée d'un filet. Ainsi, déjà, se manifeste une
loi qui sera presque fatale à l'art khmer: chaque style conserve et systématise
et ajoute encore aux innovations de l'époque antérieure, dans un processus de
surcharge et d'élaboration qui deviendrait vite fastidieux s'il n'était sauvé
par le sens souverain de la plastique qui est l'apanage des Khmers.
Fort
riche par ses innovations iconographiques elle présente des types inconnus
jusque-là, par exemple Brahma ou les bodhisattva. Mais on y retrouve toujours
les créations du style de Sambor et des échos persistants de celui du Phnom
Da. Parmi les plus belles oeuvres citons le Brahma de Sambor N 22, les petits
bronzes bouddhiques trouvés à Ak Yum (Angkor) et la Lakshmi du Prasat Thleang,
tous au musée de Phnom Penh. Les images masculines conservent, semble-t-il,
l'arc de soutien. Leur coiffure est l'aboutissement maladroit des échafaudages
de boucles et de tresses des époques antérieures devenues des perruques mal
comprises. Les visages ronds, aux traits marqués, restent proches de ceux de
Sambor, sauf ceux des bronzes qui offrent des caractères assez particuliers:
bord supérieur des yeux à peu près horizontal, oreilles allongées (Avalokitesvara,
Ak Yum, Angkor. Art Khmer; style de Prei Kmeng: seconde moitié du VIIe siècle;
Bronze;0.355m. Musée National, Phnom Penh).
Le
vêtement est ce qui caractérise ce style: c'est un simple morceau d'étoffe
rectangulaire tombant de la taille sur les cuisses, et fixé latéralement par
une boucle. On notera encore le développement d'attributs mobiles dans les
mains. Quant aux statues féminines elles perpétuent, mais bien déchue, la
tradition de Sambor. Graciles, la taille très marquée, elles annoncent la
silhouette qui prévaudra ultérieurement pour ce type d'images.
Succédant
à Bhavavarman Ier,Jayavarman Ier, qui était peut-être son fils, régna sur le
Tchen-Ia avant 657 et au moins jusqu'en 681. Il étendit son pouvoir pour
recouvrir presque toute l'Indochine méridionale. Les inscriptions et les
fondations de ce temps sont nombreuses. Pourtant nous ne connaissons pas
davantage que pour son prédécesseur, sa capitale. A moins qu'on ne doive
adopter une hypothèse tentante qui la situerait à Angkor dans une ville ultérieurement
recouverte par les eaux du Baray occidental, et dont le centre aurait été un
premier état du temple d'Ak Yum. On a également envisagé de la placer à
Roluos, toujours dans la région d'Angkor , autour d'un premier état de
Trapeang Phong plus tard modifié par Jayavarman II. Durant ce règne le
sivaïsme prit encore davantage d'importance, et en particulier le culte du
linga devint prépondérant. Par ailleurs la faveur du bouddhisme du Grand Véhicule
semble avoir vécu; du moins les statues se raréfient-elles.
L'architecture
de cette période continue directement celle du style de Prei Kmeng, dont elle
ne constitue qu'une deuxième phase. Car nous avons déjà souligné que le
style du Prasat Andet coexiste avec le mode antérieur.
C'est
par la ronde-bosse que ce style s'individualise durant la première partie du règne
de Jayavarman Ier. Les oeuvres sont très homogènes et quoique relativement
moins nombreuses, aussi largement répandues que celles du style de Prei Kmeng.
Elles sont toutes hindouistes. Leur caractère le plus notable est une mitre
cylindrique qui coiffe les hommes, ultime dérivé des perruques du Phnom Da.
Cette mitre descend en pointe sur le front, en avant des oreilles. Dessous, les
visages sont étroits, avec des traits nets, une fine moustache. Le corps
svelte, presque sec, sans musculature apparente s'épanouit au-dessus d'un torse
serré par le magnifique mouvement des épaules. Le vêtement consiste en un
pagne court repassé entre les jambes; une boucle le tient sur le côté. Il présente
une innovation caractéristique: une poche sur la cuisse gauche, formée par les
pans flottants du pagne maladroitement drapés. Les bijoux sculptés
apparaissent. L'arc de soutien se maintient autour des ces oeuvres, mais on
trouve également des statues qui en sont débarrassées et ne possèdent plus
qu'un voile de pierre réservé à la partie inférieure, sur lequel les pieds
sont rendus en relief.
Parallèlement
d'assez belles statues féminines perpétuent la tradition de Sambor avec leur
poitrines généreuses, une taille mince, des épaules tombantes mais,
malheureusement, des visages ronds et inexpressifs. Leur jupe prend une découpe
en silhouette de cloche et ornée également d'une poche en relief sur le
devant, de plis verticaux médians et de plis obliques sur chaque cuisse. Ces
plis, au lieu d'être en relief, sont le plus souvent rendus par de simples
traits gravés, d'où une expression de moins en moins logique de la matière.
L’œuvre
la plus parfaite de toute cette période est le grand Hari-Hara du Prasat Andet
(Hari-hara, Prasat Andet, Kompong Thom, Cambodge.
Art Khmer; style de Prasat Andet : entre 657 et 681. Grès; 1.94m, Musée
National, Phnom Penh), qui a très justement donné son nom à ce
style. L'élégance, la pureté de ce jet de pierre en font sans nul doute l’œuvre
la plus belle de toute la statuaire khmère. Le rendu discret de la musculature,
en particulier des cuisses et du dos, atteste une science raffinée, cependant
que la stylisation de l'ensemble montre la maturité du sculpteur. Et l'on
admirera sans réserve que, si tôt, les artistes khmers soient parvenus à une
telle maîtrise.
Après
la mort de Jayavarman Ier, et peut-être parce qu'il disparut sans successeur,
le Tchen-la entre dans une période obscure qui s'étendra sur tout le VIIIe siècle
et durant laquelle l'anarchie politique semble l'avoir démantelé. Il se divisa
en Tchen-la de Terre et Tchen-la d'Eau, reprenant peut-être la division
initiale Tchen-la / Fou-nan. Seul le Tchen-la de Terre, centré autour de Sambor
du Mékong, conserva la structure d'un état. Ailleurs des princes divers et à
peine connus érigèrent au hasard de leur fortune autant de principautés dont
nous saisissons mal l'étendue et l'importance. Au demeurant leurs vicissitudes
ne nous concernent pas ici, d'autant plus qu'elles ont eu des conséquences néfastes
sur l'art dont le déclin n'est que trop visible.
Dans
le domaine de l'architecture les formes et le décor s'appauvrissent.
Les
tours en brique montrent encore, à cette époque, l'influence des formes
indiennes comme la couverture en berceau sur plan barlong. Mais elles sont d'un
intérêt médiocre. On signalera pourtant, exemple typique, le Prasat Phum
Prasat ( Kompong Thom) daté de 706. La modénature générale
est maladroite. Le linteau est d'une grande sécheresse et ne comporte plus
qu'un arc entièrement dévoré par des crosses de feuillage (Linteau
du style de Kompong Preah - VIIIe siècle).
Les
colonnettes se compliquent: elles possèdent en plus une bague faite de petites
fleurettes à pétales, très caractéristique de cette période. Sur les
pilastres subsistent des rinceaux ornementaux, qui ont perdu la souplesse
voluptueuse de Sambor .
Quant
à la statuaire, qui s'échelonne surtout durant la première moitié du VIIIe
siècle, nous avons déjà dit qu'elle prolonge directement celle de Prei Kmeng,
comme si elle ignorait l'éclatant style du Prasat Andet.
Les
oeuvres sont assez peu nombreuses, peut-être de par le culte prédominant du
linga, peut-être plus prosaïquement de par la pauvreté du pays. En tout cas
elles accusent un déclin évident. Les Corps masculins semblent parfois entièrement
libérés de l'arc de soutien. Leurs visages sont désormais ronds, à
l'imitation des idoles féminines et malheureusement tout aussi dépourvus
d'expression. La coiffure est devenue un cylindre stylisé sans aucun rapport même
avec une mitre coiffant des boucles.
Le
pan en poche sur le vêtement existe toujours, très altéré par le traitement
en plis incisés. Quant aux visages féminins ils ont perdu jusqu'au sourire, et
la médiocrité plastique des bustes est affligeante. Ce style produira encore
quelques oeuvres, bien quelconques, au cours de la seconde moitié du siècle et
on en retrouvera des échos au début du IXe. Mais enfin, nous sommes bien au
bout d'une veine épuisée.
Ainsi
au cours des VIIe et VIIIe siècles nous aurons vu se former et, presque aussi
vite s'épuiser la première grande floraison de l'art khmer.
Désormais
on peut dire que les modèles indiens ne Comptent plus. A tout le moins ils ne
sont plus consciemment présents comme tels dans l'esprit des artisans locaux,
qui ne connaissent que les exemples immédiatement précédents et purement
indigènes. Si le souvenir en persiste toujours, surtout en architecture, c'est
involontairement. Et on ne laissera pas de broder et d'innover à partir de ces
trames initiales, bientôt largement dépassées. Aussi bien les relations avec
l'Inde ont-elles cessé à peu près entièrement à partir du VIle siècle: désormais
le Cambodge vit sur son propre fonds.
Lié
à la fortune politique du Tchen-Ia, un art superbe se forme à Sambor et
parvient à une maturité raffinée au Prasat Andet. Et tout de même que la
puissance politique du pays, il finit par se dessécher sur pied. Mais il a préparé
l'art d'Angkor, de même que l'empire unitaire du Tchen-la a fondé la puissance
du Cambodge.
Durant
les VIIe et VIIIe siècles, ce pays connut un essor aussi vigoureux que celui du
Tchen-Ia. Depuis les premières années du VIe siècle une dynastie nouvelle
guidait ses destinées. Profitant de la faiblesse momentanée des Chinois sous
la dynastie des Tchen - 557- 589 , les rois chams s'affranchirent du tribut
qu'ils devaient à leur redoutable voisin du nord. Mais les empereurs Souei puis
Tang surent exiger son renouvellement, les armes à la main. Le roi Sambhuvarman
- vers 572-629 - releva à Mi-son les ruines du sanctuaire primitif érigé là
par Bhadravarman, mais de cette seconde construction rien non plus ne nous est
parvenu. Un de ses successeurs, Prakasadharma - 653 vers 686 -, qui descendait
également par les femmes d'Isanavarman du Tchen-Ia, consacra son long règne à
embellir Mi-son et avec lui nous trouvons, enfin, les premiers témoignages de
l'art cham. Vers le milieu du Vllle siècle le Champa traversa une crise grave.
Le centre du pouvoir se déplaça vers le sud, la région de Phan-rang et de
Nha-trang, où une nouvelle dynastie se constitua. Celle-ci allait devoir
affronter un danger encore plus redoutable que la Chine: les raids maritimes des
Javanais. Nous reprendrons son histoire après le grand tournant que cette
intrusion de l'Insulinde fit prendre à l'Indochine indianisée.
Les
premières oeuvres qui nous sont parvenues de l'art cham semblent devoir être
attribuées à Prakasadharma, et on les a groupées sous le nom de style de
Mi-son EI, d'après la tour de ce site où elles furent découvertes mais qui
n'est pas, quant à elle, nécessairement contemporaine. Il se peut, d'ailleurs,
que jusqu'à cette époque les Chams aient construit seulement en bois.
La
date de ce style est fondée sur les comparaisons avec l'art khmer. En effet les
ressemblances évidentes entre ses productions et les linteaux, surtout, du
style de Prei Kmeng permettent de les croire à peu près contemporains.
Relations normales au demeurant car, en plus des alliances signalées, les échanges
étaient constants entre les deux pays. Aussi bien le Champa étendit-il son
influence sur les provinces orientales du Fou-nan, en Cochinchine, après le démembrement
du grand empire sous les coups du Tchen-la, et les deux pouvoirs devinrent ainsi
directement voisins. Il se peut même que les Chams aient été suzerains des
Khmers au début de cette période. Nous avons dit leur présence à Bassak. On
peut soupçonner une influence chame dans la décoration du PhnomBayang érigé
sous Bhavavarman II. Et, en tout cas, les oeuvres de Mi-son E I sont,
plastiquement, bien supérieures aux productions parallèles de Prei Kmeng. Des
rapports avec la Malaisie ont été également supposés.
Ils
sont possibles étant donné les activités maritimes intenses du Champa.
Il
est manifeste que les vestiges architecturaux de Chaiya, le piédestal en grès
d ' Alor Star ( Malaisie) offrent des ressemblances avec la plastique chame.
Mais ce pourrait être aussi bien dû au fait qu'en Malaisie comme au Champa, on
était resté beaucoup plus près des modèles indiens qu'au Tchen-la à la même
époque. Ce serait donc alors un phénomène d'évolution parallèle et non
d'influence réciproque.
En
tout état de cause l'art cham tel qu'il nous apparaît - après une évolution
initiale inconnue - est encore étonnamment proche de ses sources indiennes,
post-gupta surtout. Nous n'en connaissons pas la raison exacte.
Ce
n'est point par manque de personnalité: très vite il en montrera son content.
Peut-être est-ce la conséquence d'une évolution politique moins individuelle
que celle du Tchen-Ia, et d'une société qui ne s'était pas encore singularisée
par rapport aux schémas indiens ? Peut-être, encore, est-ce dû au fait que
l'hindouisme semble s'être installé avec beaucoup d'autorité au Champa et
qu'il aurait maintenu plus rigoureusement les formes orthodoxes ?
Les
deux seuls monuments connus de ce premier style cham sont un fronton avec Vishnu
couché, et l'admirable piédestal qui supportait un linga et qu'abritait, peut-être,
le petit édifice en brique très ruiné de Mi-son E I. Le fronton avec son arc
surbaissé - qui en fait un simple linteau très développé -, est on ne peut
plus proche des linteaux à scènes de la première partie du style de Prei
Kmeng. Mais il lui est incontestablement supérieur pour la beauté de la
composition et du traitement.
Quant
au piédestal ( actuellement au musée de Tourane) il prend rang parmi les plus
belles créations de l'art cham. Sur un de ses petits côtés il présente deux
marches, qui permettaient d'accéder à l'idole. Les contremarches de cet
escalier sont ornées de figures en relief et notamment d'une danseuse éployée
en grand écart, d'un mouvement proprement admirable (Piédestal
de Mi-son E1, Quang-nam, centre Vietnam. Panneau décorant un côté : ascète
jouant de la flûte. Le piédestal supportait un linga au centre d'un édifice
en brique aujourd'hui ruiné. Art Cham; style de Mi-son E1 : seconde moitié du
VIIe siècle. Grès; 0.60m. Musée de Tourane). Les autres faces du piédestal sont décorées d'ascètes se
livrant aux pratiques de la vie érémitique, abrités par de petites
constructions légères qui nous donnent quelques indications sur l'architecture
chame de ce temps-là. Ce décor est d'une sobriété et d'une discrétion, mais
aussi d'une finesse et d'une élégance admirables. Certes il est issu en droite
ligne des traditions indiennes; il atteste également un sens de la vie et du
rythme qui vont devenir les traits fondamentaux, et combien personnels, de l'art
cham.
Après
ces oeuvres nous ne connaissons à peu près rien de la plastique chame jusqu'à
la fin du VIIIe siècle, si ce n'est une série d' Avalokitesvara, en bronze et
en pierre, qui peuvent appartenir à cette époque et correspondre à
l'expansion du bouddhisme du Grand Véhicule que nous avons notée durant le
style de Prei Kmeng. Du moins ces jalons suffisent à signaler un art non plus
en gestation mais pleinement constitué, qui ne laissera pas de compter bientôt
parmi les plus importants de l'Indochine.
Dans
le delta du Ménam le royaume de Dvaravatî apparaît pleinement constitué au
moins dès le VIIe siècle. Il englobe alors ces sites de Pra Pathom et de Pong
Tuk où nous avons déjà vu se former un art bouddhique, mais il étendait
encore son influence jusqu'au plateau de Korat, que les Khmers pour leur part
commençaient de dominer en venant de l'est. Il est possible que la naissance
politique du Dvaravatî corresponde à la dislocation du Fou-nan, qui jusque-là
exerçait sa suzeraineté sur toute cette partie de l'Indochine. Mais il faut
bien dire que nous ne savons pas grand-chose de l'art qui se développait là,
sinon que le type du bouddha môn, issu des bronzes déjà étudiés, continuait
sans doute de s'élaborer non sans marquer en retour, peut-être, certaines
statues bouddhiques du Tchen-Ia.
De
même les différents états de la Péninsule malaise continuaient de prospérer;
on doit y signaler, pour un court moment, un essor de la sculpture brahmanique
des plus intéressants. On avait voulu y voir, en particulier avec le Vishnu de
Takuapa, certains des tout premiers exemples de statuaire en Asie du Sud-Est. Il
convient sans doute de nuancer cette appréciation. A tout le moins la majorité
des pièces que l'on y trouve, ainsi qu'un groupe de sculptures venant du Siam
continental, semblent davantage représenter le dernier courant d'influence que
l'Inde exerça sur ces régions. En effet, les Vishnu et les Avalokitesvara en
grès retrouvés par exemple à Si Maha Phot ( Prachinburi ) et à Pechaburi au
Siam, à Vieng Sra et à Surat en Malaisie centrale, semblent dériver de l'art
pallava, oU plus exactement d'un style indien qui fut à l'origine de l'art
pallava durant les premières années du VIIe siècle. On sait, d'ailleurs, que
les Pallavas furent de grands navigateurs, tout spécialement sous
Narasimhavarman Ier - mort vers 655 -. Le trait le plus intéressant de ces
statues, des Vishnu en particulier, est que en guise d'arc de soutien elles
utilisent des étais latéraux de part et d'autre des jambes, dissimulés sous
de larges coques et des retombées en tissu jaillissant de la ceinture. Il
est possible que ces pièces
aient influencé la première statuaire du Tchen-Ia. Elles disparaîtront très
vite, sans postérité, et elles offrent donc surtout un intérêt historique en
montrant la diversité des tentatives d'expression plastique qui virent le jour
durant cette période en Indochine et même en Insulinde, car ces rondes bosses
malaises ont des parallèles dans quelques Vishnu de Java
et de Bali.
Finalement,
nous allons voir avec l'aube du IXe siècle l'Indochine s'unifier sous deux
grandes vagues successives: l'influence de Srivijaya et des Sailendra;
l'unification angkorienne.