4. L'HÉGÉMONIE KHMÈRE (900-1107)

 Après la véritable révolution qu'il venait de connaître sous les trois grands rois fondateurs d'Angkor, le Cambodge va comme hésiter un instant avant de poursuivre son ascension. En effet, à la suite de querelles dynastiques les rois abandonnèrent la capitale. Mais ils conçurent leur nouvelle cité selon les principes inventés à Angkor: exploitation du sol grâce au réseau hydraulique urbain. Et ils y installèrent le culte royal et l'art qui l'exprimait, tels que les avaient élaborés Jayavarman II et Yasovarman. L'efficacité de ces formules fut alors démontrée puisqu'elles permirent, sur un sol vierge et dans un milieu hostile, de faire surgir de toutes pièces une immense ville. Cette possibilité d'essaimer grâce à une technique transposable de mise en valeur du sol allait devenir un des facteurs essentiels de l'expansion khmère.

Finalement l'éclipse momentanée de la grande capitale ne fut qu'un épisode sans conséquences, si ce n'est qu'il démontra aux Khmers les avantages incomparables d'Angkor - où les rois revinrent bien vite - et la force qu'ils en pouvaient tirer .

4.1 L'INTERLUDE DE KOH KER

Harshavarman I er, frère de YasoVarman, succéda à ce dernier en 900 et régna jusque vers 921. Son pouvoir devait être faible, ou déjà contesté car nous verrons que si ses monuments sont admirables, ils sont bien modestes auprès du grandiose Bakheng. En tout cas dès 921 un oncle par alliance, Jayavarman IV, s'était révolté et avait fondé une nouvelle capitale à Chok Gargyar, l'actuel Koh Ker, à quelque 70 km au nord-est d'Angkor . Parmi les raisons, que nous ne devinons guère, de ce déplacement il n'est pas impossible de supposer une sorte de repli vers le berceau des Khmers: le Tchen-la, comme si les rois avaient hésité au seuil de cet empire qui s'ouvrait à Angkor, si loin de leur horizon familier.

Sur le plateau peu fertile de Koh Ker, Jayavarman IV ne put vivre qu'en créant une cité du type angkorien. Un lac artificiel- Rahal- fut aménagé en profitant d'une dépression du terrain parcourue par un filet d' eau.

Il permit d'inonder les terres en aval. Détail significatif: pour mieux utiliser le sol le Rahal est disposé selon un axe nord-ouest/sud-est et les temples de la ville furent bâtis au nord-ouest, sur les terres hautes qu'on ne pouvait irriguer. Si ce lac n'avait eu qu'un rôle purement symbolique, il aurait dû être orienté rigoureusement est/ouest et les temples s'élever sur ce même alignement et à l'ouest. Cela était techniquement possible mais on perdait alors la faculté d'arroser et de cultiver les meilleures terres. On voit par là que les Khmers, devant un tel problème, choisissaient la solution économiquement rentable et que leur symbolique - sur laquelle on insiste trop hâtivement - cédait le pas aux préoccupations vitales. Ce n'est que beaucoup plus tard, maîtres de leur technique et disposant d'une main-d’œuvre innombrable, que les rois khmers entreprirent de remodeler littéralement la nature afin de réaliser des ensembles reproduisant leurs conceptions cosmologiques; encore ne perdirent-ils point de vue, pour autant, l'utilisation concrète de ces ouvrages. On ne saurait trop insister sur cette souplesse du système qui sut, ainsi, utiliser au mieux le milieu naturel et concilier efficacement, et combien harmonieusement! concepts théoriques et besoins économiques. Ce mélange de réalisme et de symbolisme se retrouve dans l'art khmer lui-même.

Comme ses prédécesseurs Jayavarman IV fut un fervent adorateur de Siva et il érigea dans sa nouvelle capitale un linga sacré, répétition du geste de Jayavarman II fondant Angkor, sans doute dans le même but : consacrer sa prise de pouvoir. Il mourut en 941 et son fils continua de régner à Koh Ker jusqu'en 944. Ce dernier semble avoir été plus spécialement voué au culte de Brahma, qui tient une place importante dans l'art khmer de cette époque.

4.2 LE RETOUR A ANGKOR

 Toutefois Koh Ker, quelles qu'aient été les raisons de son choix, ne pouvait l'emporter à la longue sur Angkor dont la richesse ne cessait de croître grâce à ses aménagements et à sa position exceptionnelle. Aussi Rajendravarman- 944-968 - neveu de l'usurpateur mais aussi de Yasovarman, y revint-il dès son ascension au trône. Ce retour est d'autant plus significatif que le nouveau roi, par ses ancêtres maternels, était pourtant prince souverain du cœur même de l'ancien Tchen-la. Par son choix il marquait la rupture définitive avec le berceau des Kambujas et l'installation permanente dans la plaine des Khmers, devenus cultivateurs de basses terres inondées et maîtres de toute l'Indochine méridionale.

Peut-être en expiation de cette éclipse, en tout cas selon une tradition établie par Indravarman, à peine revenu à Angkor Rajendravarman consacra - 947-952 - sur une île au centre du baray oriental aménagé par son oncle Yasovarman, le temple du Mebon oriental, dédié à ses ancêtres royaux. Puis, au milieu de sa propre capitale établie au sud du même baray, il dressa - 961 - un magnifique temple-montagne : PrèRup.

On lui doit de nombreuses autres fondations, comme le premier noyau du grand sanctuaire de Preah Vihear voué à Siva de la Montagne, sur le rebord des Monts Dangrek, suspendu au-dessus de la plaine cambodgienne dans un des plus beaux sites naturels de toute l'Asie. Le roi était certainement un homme raffiné; il s'entoura de conseillers éminents tel le brahmane Yajnavaraha. Tolérant pourtant, Rajendravarman eut également à son service deux ministres bouddhiques et on connaît à son époque plusieurs fondations mahayanistes, dont Bat Chum - 960 - à Angkor. Il semble que sa déification fut le souci principal du souverain et que le temple-montagne qui deviendra après sa mort son temple funéraire, revêtit encore plus d'importance.

Enfin, on doit remarquer que durant toute cette période de l'histoire khmère et jusqu'au milieu du XIIe siècle, les hauts seigneurs - princes de sang royal, grands prêtres et ministres - jouèrent un rôle essentiel, éclipsant parfois le roi. Cela peut-être parce que plusieurs souverains montèrent très jeunes sur le trône et durent être mis en tutelle. L'influence de cette aristocratie –souvent héréditaire- est manifeste, et il n'est pas exclu qu'elle ait été à l'origine des querelles dynastiques nombreuses qui éclateront par la suite. Elle apparaît encore par la multiplication des fondations privées. Le roi n'est plus, en effet, le seul bâtisseur. Si le temple-montagne demeure son privilège exclusif parce qu'il est l'unique représentant des dieux sur terre, des sanctuaires plus modestes par la taille, mais non moins beaux ou même importants par leurs innovations esthétiques et iconographiques, furent érigés par les plus riches ou les plus puissants de ses vassaux. Cette prolifération prouve l'opulence du pays qui se couvrit littéralement de dédicaces reconnaissantes aux dieux qui le favorisaient.

Sur le plan politique Rajendravarman étendit son pouvoir jusqu'au Champa et ses armées pillèrent, en 945-946, le Po Nagar de Nha-trang.

Son fils Jayavarman V lui succéda en 968 et régna jusqu'en 1001. Il poursuivit la politique de son père et en particulier affermit la suzeraineté khmère sur le Champa.

Il semble que sa capitale ait été centrée autour du Phimeanakas et de l'aire devenue à ce moment le palais des rois d'Angkor, et qui allait le demeurer presque sans interruption jusqu'à la chute de la grande cité.

4.3 L'ART DE KOH KER

 L'art khmer tel qu'il avait été formulé à Angkor au cours du IXe siècle, continua de se développer selon une sorte de loi rigoureuse de croissance.

A cet égard l'interlude de Koh Ker ne marqua aucune rupture. Bien au contraire, pour affirmer sa prise de pouvoir l'usurpateur Jayavarman IV éleva dans cette ville des ensembles proprement grandioses qui ouvrent la série des gigantesques fondations royales, si caractéristiques de l'art khmer, et que Rajendravarman, ne voulant sans doute pas demeurer en reste, reprendra à Angkor .

4.3.1 L'architecture

 C'est peu avant le départ pour Koh Ker et à Angkor même que se fixa définitivement le type du temple-montagne. Alors que le Bakong ne possédait sans doute qu'un sanctuaire terminal en matériaux légers ; alors que le Bakheng utilisait comme infrastructure la roche même de la colline sur laquelle il s'élevait, Baksei Chamkrong, temple-montagne de Harshavarman Ier, fut entièrement construit en matériaux durables sur un sol rigoureusement plat. Certes, au regard des deux grands exemples antérieurs il est de dimensions modestes: une simple pyramide, de 27 m X 27 m à la base, s'élève en trois étages jusqu'à 13 m de hauteur; elle est dressée en blocs de latérite. Une seule tour en brique, haute de l l m, la couronne. La justesse des proportions, la pureté de la composition inscrite dans un triangle équilatéral, la hardiesse des lignes font pourtant de ce temple la plus vigoureuse expression architecturale de la montagne sacrée, dont l'architecte khmer cherchait un équivalent plastique depuis Ak Yum. L'économie des moyens est digne de louanges, d'autant plus qu'elle est rare dans l'art khmer. Et on ne saurait douter que c'est la création d'un homme, d'un artiste de grande valeur qui, seul, a pu réaliser avec une telle plénitude ce petit chef-d’œuvre.

A Koh Ker,  Jayavarman IV éleva un ensemble de constructions d'autant plus étonnant qu'il le réalisa en moins de vingt ans. Sans doute à cause de la rareté du grès d’œuvre dans cette région, la brique fut utilisée très souvent, mais les proportions des tours n'en sont pas moins gigantesques et rappellent les magnifiques structures de Sambor Prei Kuk.

Le linga sacré qui consacrait le nouveau roi fut dressé au Sommet d'une pyramide en latérite à sept étages, haute de 35 m et réellement impressionnante; les inscriptions de l'époque l'évoquent comme un prodige.

Le sanctuaire terminal est aujourd'hui détruit et nous n'en connaissons que le soubassement de grès, orné de superbes lions atlantes. Malgré ses mutilations, ce prang est toujours une des plus audacieuses réalisations de l'architecture khmère.

De retour à Angkor Rajendravarman utilisa toutes ces expériences antérieures pour réaliser un temple-montagne encore plus grand et plus complexe. Le Mebon oriental - 952 - et surtout Prè Rup - 961 - marquent les deux étapes de cette recherche. Ce dernier est une réussite admirable. Le parti de la pyramide à trois étages a été repris, avec les mêmes proportions heureuses que celles de Baksei Chamkrong, mais de beaucoup développées: 50 m de côté à la base, 35 m au sommet, pour une hauteur de 12 m. La terrasse supérieure est couronnée de cinq tours en brique, une au centre, plus importante, et quatre aux angles. Les accès sont toujours ménagés par des escaliers axiaux, aux perrons imposants ornés de lions défendant les échiffres. Sur les deux premiers étages se répartissent de petits sanctuaires annexes et, élément nouveau, des salles longues en maçonnerie jadis couvertes en charpente et tuiles. Plus tard ces constructions vont devenir de véritables galeries continues. Bien qu'un peu engoncé par ces différentes annexes, l'ensemble garde une pureté de lignes admirable et Prè Rup, avec ses harmonies de rouges sang et de roses clairs est certainement un des plus beaux monuments khmers.

4.3.2 La décoration sculptée

Après la saveur presque baroque du décor de Preah Ko, et la sobriété de formes du style du Bakheng, l'ornementation architecturale s'affaiblit un peu durant le style de Koh Ker. Ce sont les linteaux qui offrent encore les plus belles compositions. A Koh Ker même ils présentent au milieu de la branche végétale, de très beaux motifs animés, un dieu sur son animal fantastique le plus souvent. Les colonnettes, octogonales, sont décorées de bagues de plus en plus chargées, cantonnées sur chaque pan d'une feuille et de deux demi-feuilles de même dimension. Les nus entre les bagues s'amenuisent en conséquence et l'ensemble perd beaucoup de son élégance. Les frontons sont souvent triangulaires avec de superbes volutes se retroussant aux extrémités. Apparue à Bakong, cette forme correspond à la toiture en charpente et tuiles des salles longues et constitue un exemple typique de la traduction par la maçonnerie des techniques du bois. Elle se développe normalement avec la multiplication de ces édifices annexes, que nous avons vus proliférer à Prè Rup en particulier.

Sur le tympan on voit le plus souvent un personnage divin entre de beaux enroulements de feuillage décoratif. C'est très certainement par sa ronde-bosse que le style de Koh Ker innove de la façon la plus intéressante. Non pas avec les statues de divinités destinées aux sanctuaires et qui perpétuent le plus souvent le type du Bakheng, quoique moins froid peut-être. On retrouve les cheveux traités en pointe sur les tempes, la moustache et la barbe en collier, les arcades sourcilières continues et tranchantes. Le vêtement masculin, très stylisé, montre toujours la double chute en ancre et la poche sur la cuisse gauche ; il y ajoute un bord rabattu devant la ceinture. Les parures sont multipliées comme à loisir. A côté de ces oeuvres hiératiques et somme toute conventionnelles, des groupes gigantesques décoraient les abords des temples de Koh Ker: lutteurs, singes combattant, garuda colossaux poursuivant le naga, selon une formule apparue à Bakong. Cette fois le mouvement est exprimé par la pierre avec une force et un dynamisme d'autant plus étonnants si l'on songe à la taille de ces oeuvres qui ont posé un problème d' exécution peu commun. Développant ainsi les recherches de l'époque d'Indravarman, nous voyons la statuaire khmère s'évader complètement de la frontalité et réaliser, exemple unique en Asie, le geste dans l'espace. On ne retrouvera plus guère, par la suite, des oeuvres de ce genre. Nous savons ainsi que ce ne fut pas incapacité, mais seulement parce que l'esthétique évolua vers d'autres formules.

Il convient de s'arrêter encore sur un autre aspect de ce style, également le dernier en son genre: le relief sur brique. Des panneaux exceptionnels en ont été préservés au Prasat Kravanh, temple dédié en 921 à Vishnu par de hauts dignitaires d'Angkor . Sur les murs intérieurs de la tour centrale on voit les différents aspects du dieu, cependant que l'intérieur de la tour septentrionale est orné de la douce figure de son épouse Lakshmi.

A l'origine ce décor était recouvert selon toute probabilité d'un enduit polychrome, qui a disparu.

La sculpture, d'une finesse surprenante pour un matériau aussi ingrat que la brique, ne perd rien de la qualité qu'elle révèle sur le grès; elle y gagne même peut-être en intensité. Les figures, très pures de lignes, avec seulement les quelques détails discrets de leur parure pour les sertir, se détachent sur un fond uni. La lumière glisse sur ces volumes savamment modulés et les fait palpiter dans l'ombre du sanctuaire. Il est d'ailleurs à propos de noter qu'à cette époque -928- on place un petit sanctuaire en brique du Cambodge méridional, le Prasat Neang Khmau, qui conserve encore à l'intérieur des vestiges de fresques. Celles-ci sont trop détériorées pour que nous puissions réellement en juger. Elles attestent du moins une technique qui fut certainement pratiquée en maître par les Khmers, par exemple dans leurs édifices en bois. L'esthétique et les créations de cette peinture nous manquent pour bien juger de la sculpture décorative et du relief sur pierre qui ont dû, plus d'une fois, en tirer des leçons.

4.4 LE STYLE DE BANTEAY SREI

 Juste avant la mort de Rajendravarman et durant les premières années du règne de son successeur Jayavarman V, se situe une phase de l'art khmer qui, malgré sa brièveté et le fait qu'elle s'exprime en un seul monument ou presque, mérite d'être classée à part: le style de Banteay Srei.

Fait unique dans l'histoire du Cambodge, ce style est associé non à un roi mais à un individu, à qui nous devons ainsi une des périodes les plus délicieuses de la plastique khmère. Il est vrai qu'il s'agissait d'une personnalité exceptionnelle : le brahmane Yajnavaraha. Il était de sang royal - petit-fils de Harshavarman Ier - et il fut successivement précepteur de Rajendravarman puis de Jayavarman V. Fervent sivaïte, sa cultureimmense fut servie par une curiosité sans répit.

Sur le domaine d'Isvarapura que lui avaient donné les rois ses cousins et maîtres, à 20 km au nord-est d'Angkor , Yajnavaraha consacra à Siva, en 967, un temple nommé Tribhuvanamahesvara, l'actuel Banteay Srei.

Avec deux autres minuscules sanctuaires situés au cœur même d'Angkor Thom c'est pratiquement le seul édifice de ce style. Pourtant Banteay Srei montre de si remarquables recherches plastiques et une perfection si extraordinaire qu'il peut légitimement être l'éponyme d'un style. La personnalité de son fondateur y transparaît à chaque détail: les thèmes iconographiques, les dispositifs cultuels, l'intelligence du dessin, les emprunts aux styles antérieurs.

Ce dernier trait est particulièrement significatif, qui montre que les Khmers eux-mêmes raisonnaient leur art et en reprenaient tel ou tel accent jugé particulièrement heureux. Tout comme les copies de thèmes antiques sous la Renaissance italienne, ces imitations se reconnaissent immédiatement à quelque anachronisme, à un détail mal compris. Elles prouvent que dès cette époque l'art khmer était déjà si profondément évolué qu'il commençait d'accuser cette caractéristique du vieillissement: l'archaïsme volontaire.

4.4.1 L'architecture

 Banteay Srei comprend, au centre d'enceintes concentriques successives, trois tours-sanctuaires disposées de front sur une seule terrasse avec un avant-corps voûté en brique devant la porte orientale du sanctuaire principal. Des bibliothèques et des salles longues complètent le dispositif, avec les habituels pavillons d'entrée dont la perspective en enfilade est particulièrement heureuse. Le sanctuaire central est de taille minuscule: 9 m 80 de hauteur! Et il faut toucher de la main à peine levée le linteau de sa porte pour réaliser la petitesse de cette tour qui, vue de loin, paraît imposante. Car la perspective, la hiérarchie des parties sont si bien ménagées que l’œil est trompé. Là encore la comparaison avec certaines recherches de la Renaissance italienne - par exemple le décor du théâtre de Palladio à Vicence - vient irrésistiblement à l'esprit. Jeu subtil et savant d'un homme raffiné qui s'est plu à jongler avec toutes les ressources de l'art.

4.4.2 Le décor

C'est par sa décoration surtout que Banteay Srei est riche d'invention.

Les imitations du passé, comme les colonnettes rondes ou les linteaux inspirés du style de Preah Ko, viennent renouveler un répertoire qui tendait un peu à se dessécher. On est séduit par mille petites figures cabriolant dans les feuillages des linteaux et des rinceaux (Linteau, Art Khmer, transition entre Pre Rup et Bantey Srei, 3ème quart du Xe siècle). Sur les murs, ciselées comme des bijoux dans le grès rose, d'exquises figures féminines tiennent une fleur dans leur main éclose. Elles sont serties de feuillage aux courbes parfaites et cantonnées de génies volants ou de danseuses.

L'avant-corps du sanctuaire central est décoré, à merveille, de carreaux garnis de feuillage; les échiffres d'escaliers sont gardées par des personnages à tête fantastique. Partout règne le goût le plus sûr servi par une main sans défaillance, qui semble plutôt celle d'un orfèvre que celle d'un lapicide.

4.4.3 La statuaire

La plus belle création de Banteay Srei est le tympan à scène. Sans doute les dimensions réduites du temple interdisaient-elles des reliefs narratifs sur les murs; aussi a-t-on utilisé les frontons. Sur un fond très dégagé, où se balancent seulement un ou deux arbres stylisés - emprunt manifeste à l'art javanais mais à travers le style de Preah Ko, - quelques personnages illustrent un épisode de légende sacrée. Le terme devrait être «jouent», car on croit voir une scène théâtrale. Il n'est pas exclu que l'artiste se soit inspiré des grands mimodrames qui devaient faire revivre pour les Khmers les épopées religieuses et qui sont à l'origine, par ailleurs, de la danse et du théâtre d'ombre modernes.

La ronde-bosse de Banteay Srei n'est pas, non plus, sans séduction. De toute petite taille pour tenir dans ce sanctuaire miniature, elle poursuit le style de Koh Ker tout en faisant également appel aux modes antérieures. Ainsi les divinités féminines décorant les murs portent des jupes lisses tirées de la statuaire préangkorienne; leurs parures et leurs coiffures affectent le même archaïsme. Par ailleurs le modelé retrouve quelque vérité. Les visages avec des lèvres charnues presque sensuelles, des yeux largement ouverts, sont captivants et font pour beaucoup ce charme de Banteay Srei auquel nul visiteur d'Angkor ne semble pouvoir échapper (Bantey Srei, Angkor, Groupe de Siva et Uma. style de Bantey Srei :3ème quart du Xe siècle. Grès rose; 0.60m, Musée National de Phnom Penh).

Pourtant malgré la richesse de ces formules décoratives, ces essais intéressants, on ne doit pas oublier le génie profond, même s'il est plus sévère, de l'art khmer qui se manifeste par les grands temples-montagnes. Après cet épisode qui est comme un repos, nous allons retrouver leur grandeur, plus impressionnante que jamais.

4.5 LA DYNASTIE SOLAIRE

 Durant les premières années du XI e siècle une dynastie nouvelle prend le pouvoir. Malgré les confabulations généalogiques il semble bien que Suryavarman Ier, issu de la «race solaire» du Kambuja, fut purement et simplement un usurpateur qui conquit Angkor les armes à la main. Après avoir vaincu les deux successeurs éphémères de Jayavarman V, il s'installa dans la capitale vers 1011. Il y a de bonnes raisons de croire qu'il était originaire de la partie méridionale de la péninsule malaise. A l'époque cette région était complètement soumise et assimilée par la civilisation khmère, et l'arrivée du nouveau roi ne signifie nullement la prise du pouvoir par un étranger. Suryavarman Ier était tout aussi profondément khmer que ses prédécesseurs et l'on chercherait vainement dans son art la moindre trace d'influence extérieure.

Le seul changement significatif, peut-être, fut l'introduction ou plutôt la porte plus largement ouverte au bouddhisme. Le roi, personnellement, était sivaïte et continua le culte royal de ses prédécesseurs. Mais il venait d'une région où nous savons que le bouddhisme rayonna avec une intensité particulière autour du royaume de Dvaravati. Il est frappant de voir à ce moment-là réapparaître dans l'art khmer des statues du Bouddha et les thèmes iconographiques associés. Ce fut peut-être le premier pas d'une évolution qui finalement va triompher du Cambodge.

Suryavarman Ier régna jusqu'en 1050. Autant, sans doute, de par ses origines que parce qu'il fut manifestement un homme énergique, il annexa définitivement à l'Empire khmer toute la partie méridionale du Siam, de Lopburi à Ligor, et semble-t-il la plus grande partie du Laos méridional, poussant peut-être jusqu'à Luang Prabang. Dans Angkor il restaura ou compléta les monuments de ses prédécesseurs, en particulier les temples-montagnes du Phimeanakas et de Ta Kèo, les monuments du centre d'Angkor Thom, cependant qu'en province il ajoutait de nouvelles constructions au Preah Vihear, et fondait les beaux sanctuaires de Vat Ek, de Vat Baset, du Phnom Chisor, de Chau Srei Vibol entre autres.

Son fils, Udayadityavarman II, lui succéda et vécut jusqu'en 1066. Malgré ce règne très bref, continuellement troublé par des révoltes dans toutes les provinces de son immense royaume, il étendit encore son pouvoir et connut, probablement, le plus haut degré de puissance qu'on roi khmer ait jamais atteint. Il le prouve à Angkor même par son gigantesque temple-montagne : le Baphuon, et par la capitale qu'il édifia alentour. Celle-ci fut recouverte ultérieurement par l'Angkor Thom que nous voyons de nos jours et il est difficile de faire le départ exact entre les aménagements de ces deux périodes successives. En plus, peut-être parce que le Baray oriental avait tendance à s'assécher, peut-être simplement pour doubler le ravitaillement d'une population sans cesse grandissante, le roi aménagea à l'ouest de sa ville un nouveau et formidable lac artificiel, le Baray occidental long de 8 km et large de 2,200 km! Au centre, sur un îlot artificiel réservé, il construisit le Mebon occidental. Selon un principe maintenant éprouvé ce Baray était alimenté, à son angle nord-est, par un cours d'eau permanent; il servait à irriguer toutes les terres d'aval, jusqu'au Grand Lac, doublant vers l'occident la superficie des terres cultivées d'Angkor . Il recouvrit l'antique cité du IXe siècle qui s'élevait dans la région, et en particulier le temple d ' Ak yum enfoui sous les terres de sa digue méridionale.

Bien que certainement incliné vers le culte de Vishnu et en particulier la belle légende de Krishna dont il orna ses temples, le roi fut Comme il se devait un sivaïte d'observance très stricte. Il se peut même que son règne ait marqué une certaine réaction anti-bouddhique, sans pour autant éliminer cette foi qui ne cessera de croître au Cambodge à partir du XIe siècle. Le frère cadet d'Udayadityavarman II lui succéda en 1066 et régna, sous le nom de Harshavarman II, jusque vers 1080. Il dut faire face aux attaques des Chams qui avaient repris leur liberté et qui réussirent même à brûler après un fructueux pillage, l'antique capitale de Sambor Prei Kuk. Il est manifeste que sous ce règne le pouvoir de la dynastie solaire s'effrita rapidement. Et après un siècle de règne, à peine, elle dut céder à une nouvelle lignée de princes encore plus ambitieux, qui allaient donner au Cambodge son éclat le plus prestigieux.

4.6 LE STYLE DES KHLEANG

 Après le style de Banteay Srei l'art khmer prospéra à Angkor presque indépendamment des luttes politiques au point que les phases successives de son évolution ne correspondent même pas exactement aux changements de dynastie. Ce qui, soit dit en passant, prouve la force et la vitalité de la civilisation khmère, si solidement constituée désormais qu'un changement de personne ne pouvait affecter son essor. Ainsi ce que l'on a dénommé le style des Khleang s'étend de la seconde partie du règne de Jayavarman V - soit des environs de 978- jusque vers le début du règne de Suryavarman 1er- 1010. Puis vient le style du Baphuon, qui se forme durant la seconde partie du règne de Suryavarman 1er pour connaître son plein éclat entre 1050-1066 sous Udayadityavarman II, et décliner sous son successeur. Ces deux phases se distinguent nettement, sans que l'évolution cesse d'être continue et homogène, presque fatale.

4.6.1 L'architecture

 Nous tendons à croire que Jayavarman V fut-vers 978 ( ?) –le fondateur du Phimeanakas, temple-montagne qui marquait le centre de sa capitale. Le progrès par rapport à Prè Rup est manifeste. La pyramide en latérite monte en trois étages avec une audace remarquable puisqu'elle mesure 35 m X 28 m à la base et 3° m X 23 m à plus de 12 m de hauteur .

Le sanctuaire central qui était certainement unique, a disparu. Entourant la troisième terrasse on trouve une galerie continue couverte en encorbellement, entièrement construite en grès. Il se peut que ce soit une adjonction légèrement postérieure car, par son style, elle semble dater à peu près de la même période que Ta Kèo, que nous croyons plus récent de quelques années que le Phimeanakas. Mais elle doit être antérieure aux cinq portes en grès de l'enceinte enfermant le palais royal, datées de 1011.

Peut-être commencé par Jayavarman V, mais plus vraisemblablement par un de ses éphémères successeurs, puis complété quoique non achevé par Suryavarman 1er lorsque celui-ci s'installa dans Angkor vers 1011, nous trouvons ensuite le colossal temple-montagne de Ta Kèo. Ce n'est pas un de nos moindres sujets d' étonnement que de voir durant une période aussi troublée politiquement et sous des règnes si brefs, édifier tant de pierres et avec tant de magnificence: encore une preuve, s'il en fallait, de l'extraordinaire opulence khmère.

Ta Kèo marque vraiment l'aboutissement du temple-montagne khmer en gestation depuis Ak Yum. Par tâtonnements successifs, avec des élans puis des hésitations, développant tantôt la pyramide, tantôt les édifices annexes, les architectes khmers sont finalement parvenus à codifier la formule qu'ils recherchaient. La pyramide, à cinq gradins, est pour la plus grande part revêtue de grès malgré ses dimensions colossales: 100 m X 120 m à la base, 47 m X 47 m au sommet de la plate-forme supérieure qui domine de 38 m le sol environnant! Sur cette dernière se dressent cinq tours monumentales, comme à Prè Rup disposées en quinconce mais entièrement construites en grès. De plus, issue des salles longues de Prè Rup et comme au Phimeanakas, on trouve une galerie pourtournante
autour du second étage. Elle est marquée aux angles par des amorces de tour et au centre par un pavillon qui commande les volées d'escalier. Le tout se déploie vers le ciel en une composition magistrale, une des plus parfaites d'Angkor, d'autant que la pierre brute lui donne une force d'épure.

Il convient de ne pas oublier les deux beaux monuments des Khleang, qui ont servi à baptiser ce style. Situés en face du palais royal, au centre d'Angkor Thom, leur plan et leur destination exacte posent une énigme.

On admire, surtout au bâtiment nord, le plus ancien, la sobre décoration qui en souligne à la perfection les proportions vigoureuses.

En dehors d'Angkor, Chau Srei Vibol et les parties ajoutées par Suryavarman ler à Preah Vihear amorcent la transition qui va nous mener au style du Baphuon.

4.6.2 Le décor

 Pourtant le décor de cette période, dans son ensemble, n'atteint pas la beauté de l'architecture et son mérite essentiel est sa discrétion. Les linteaux, plutôt monotones, offrent une branche de feuillage fortement infléchie au centre sous le poids d'une tête de monstre et marquée aux quarts par un fleuron caractéristique du style. Les colonnettes, à nouveau uniformément octogonales, montrent de part et d'autre de bagues de plus en plus chargées des feuilles de plus en plus nombreuses et petites, pour aboutir, aux époques suivantes, à un maladroit décor en dent de scie. Les frontons ont souvent ce superbe dessin triangulaire dérivé du bois, mais les tympans ne portent qu'un simple décor de feuillage.

4.6.3 La sculpture

 Nous ne connaissons aucun relief de cette période et il ne semble pas qu'on ait prévu d'en sculpter au Phimeanakas ou à Ta Kèo. Nous ne possédons que fort peu de statues, d'autre part, et il est difficile de suivre en détail leur évolution. On voit pourtant que les traditions antérieures sont perpétuées avec quelques innovations du style de Banteay Srei heureusement adoptées. Ainsi le modelé s'est adouci par rapport à Koh Ker et les visages sont souriants comme à Banteay Srei. Le costume masculin reprend le drapé en poche sur la cuisse, très simplifié, mais non la chute en ancre. La jupe féminine possède un bord rabattu antérieur et tend à s'échancrer sous le nombril pour remonter dans le dos, maniérisme qui triomphera au style du Baphuon.

C'est, en Somme, surtout par son architecture que le style des Khleang est remarquable. Mais on ne doit pas oublier sa brièveté et la période troublée qu'il a traversée en jugeant de ses autres créations, qui n'ont guère eu le temps de se manifester .

4.7 LE STYLE DU BAPHUON

 Amorcé dès la fin du style des Khleang, c'est-à-dire la seconde partie du règne de Suryavarman l er, c'est manifestement à la personnalité exceptionnelle d'Udayadityavarman II que ce style devra tout son éclat.

4.7.1 L'architecture

 Bénéficiant des expériences du Phimeanakas et de Ta Kèo Udayadityavarman II fut en mesure d'édifier un temple-montagne à l'échelle de son immense pouvoir: ce fut le Baphuon, qui ne le cède pour la taille qu'à Angkor Vat et qui demeure un des plus grands monuments du monde. Malheureusement le temple, déjà défiguré par des reprises de basse époque, est très gravement ruiné. Il est bien difficile d'en restituer tous les dispositifs, en particulier la tour sanctuaire terminale qui était apparemment recouverte de plaques en cuivre doré. Au milieu d'une enceinte de 425 m X 125 rn, précédée à l'est par deux pavillons d'entrée successifs et desservie par une chaussée dallée sur colonnettes longue de quelque 200 m, la pyramide proprement dite mesurait 120 m X 100 m à la base. Elle s'enlevait en cinq gradins successifs jusqu'à plus de 24 m de hauteur, et la hauteur totale devait avoisiner 50 m. Le premier et le second étage sont toujours entourés d'une galerie voûtée en grès. Aux angles de véritables tours accentuent la composition, cependant qu'au milieu de chaque face des pavillons d'entrée prolongés par des ailes en décrochements successifs, marquent l'arrivée des escaliers. Enfin, sur le premier étage, quatre bibliothèques en grès complétaient le dispositif.

On devine certaines fautes: le premier étage est trop large, les galeries trop mesquines pour cette masse formidable. Le temple reste pourtant impressionnant malgré ces hésitations et les injures du temps; il constitue, tel quel, une des plus belles manifestations du génie khmer .

Il ne doit pas faire négliger les fondations plus modestes qui parsèment le pays, car c'est également à cette époque que se constitue définitivement le type du petit temple dédié par un particulier, ou le roi, à une divinité locale. Ce sanctuaire est désormais, lui aussi, construit en grès.

Comme il ne répond pas au même symbolisme que le temple-montagne royal de la capitale, il se déploie en général sur un seul niveau et comprend essentiellement une tour abritant l'idole principale. Cette tour-sanctuaire est parfois précédée d'un avant-corps, et le tout mis en valeur sur un robuste soubassement. On trouve le plus souvent deux bibliothèques de part et d'autre de l'accès oriental. Une galerie, formant cloître, entoure le saint des saints; elle est percée de un ou plusieurs pavillons d'entrée. Au-delà l' enceinte, avec ses douves, et des réservoirs complètent le dispositif.

Quoique très simples au fond, ces sanctuaires sont fort beaux de proportion, de décor, et ils montrent à leur échelle autant de raffinement que les grands monuments de la capitale. Par exemple les beaux temples de Vat Ek, de Vat Baset, fondés sous Suryavarman 1er, méritent autant d'attention que le Baphuon. L'art khmer se révèle d'une qualité égale dans toutes ses entreprises.

Pourtant il faut bien reconnaître qu'avec ces véritables prodiges l'architecte khmer reste d'une maladresse parfois déconcertante. Certes il n'utilise plus que la pierre: latérite en gros oeuvre, grès en parement ou du moins pour tous les éléments devant recevoir un décor sculpté. Il sait même désormais voûter avec ce matériau. Or, bien que ses édifices soient de plus en plus immenses, il persiste à utiliser les façons de travailler le bois pour ces structures en pierre, avec des conséquences désastreuses pour leur solidité. Durant tout le style du Baphuon par exemple, il renforcera les murs de grès par des poutres en bois encastrées dans des logements réservés à l'intérieur. Bien entendu le bois a pourri, entraînant dans sa chute les blocs inutilement évidés. L'architecte khmer ne dépassera jamais le stade de la voûte par encorbellement qui, avec les lourdes dalles de grès, ne permet de couvrir que des portées très réduites.
En conséquence, hormis l'intérieur des tours, il ne pourra jamais que construire des salles longues ou des galeries.

Finalement, en dépit de toutes ses recherches, l'architecture khmère pleinement constituée ne dispose que de trois thèmes: la terrasse, utilisée en soubassement ou superposée pour dessiner une pyramide; la tour abritant la minuscule cella pour l'idole, parfois complétée par un avant-corps, ou disposée en pavillon d'entrée avec ailes flanquantes ; la galerie voûtée, formant bâtiment annexe, galerie pourtournante de l'étage, liaison entre deux tours. C'est presque un jeu de construction avec trois éléments de base. Les combinaisons possibles sont en nombre réduit, selon des plans nécessairement centrés et symétriques, avec des raccords toujours orthogonaux. La seule ressource pour le créateur est de jouer, avec cette palette plus que modeste, des proportions et des perspectives. Là, heureusement, les Khmers seront des virtuoses.

4.7.2 Le décor

 Si l'architecture du Baphuon marque encore quelques maladresses son décor est probablement le plus parfait de l'art khmer, parce qu'il se limite à son rôle qui est de souligner les volumes, sans les dévorer comme il ne le fera que trop par la suite. Son ordonnance générale et sa perfection de détail, malgré les surfaces immenses à recouvrir, sont des sujets d'étonnement et d'admiration. On voit par lui seul la qualité et l'importance de la main-d’œuvre que les rois d'Angkor avaient su former.

Les linteaux à décor végétal diffèrent peu de ceux du style des Khleang.

Par contre le linteau à scène figurée réapparaît, qui avait été en faveur au VIIIe siècle (Vat Ek, Battambang, Cambodge. Tour-sanctuaire, fronton intérieur oriental : barattage de l'océan par les dieux et les démons. style du Baphuon : milieu du XIe siècle. Grès, hauteur du fronton : 1.80m). Parfois combiné avec le tympan en une composition unique, il illustre un thème religieux, vishnuite le plus souvent, avec cette verve et cette grâce que nous allons étudier dans les reliefs proprement dits. L'encadrement sobre et vigoureux des frontons, la ciselure des soubassements, les rinceaux, le décor des marches et contre-marches ainsi que des pierres de seuil, les beaux lotus en grès qui couronnent les tours, tout demanderait une étude détaillée au Baphuon. Le raffinement, la pureté des formes et le sens du volume architectural s'y allient dans un équilibre sans doute à peu près unique. Seules les colonnettes déçoivent : elles ne sont plus que des entassements de bagues surchargées; il sera désormais inutile de s'arrêter sur cet élément issu des structures en bois, conservé par tradition mais qui, ayant perdu toute fonction dynamique, se déforme au point de devenir méconnaissable parce que irrationnel.

4.7.3 La sculpture

 Au moins autant que par son architecture le Baphuon triomphe par sa sculpture. Et tout d'abord nous voyons réapparaître les reliefs sur grès, qui semblent ne plus avoir été pratiqués depuis le Bakong. Sur les tours d'angle et sur les pavillons d'accès ont été ménagés de petits panneaux superposés que les imagiers ont illustrés avec des légendes vishnuites (Baphuon, Angkor Thom, Angkor. Deuxième étage, pavillon axial sud, façade méridionale, panneau occidental :légende de Krishna enfant. style du Baphuon : milieu du XIe siècle), en particulier du cycle de Krishna très en faveur à cette époque. Certes on ne retrouve pas la maîtrise prodigieuse de la fresque du Bakong qui entourait tout le cinquième étage de ce temple; l'art du Baphuon est à cet égard en recul. Les moyens d'expression sont d'ailleurs aussi simples que la composition. Sur un fond nu les personnages racontent leurs aventures, avec seulement pour les situer un détail schématisé: arbre, oiseau, maisonnette. Comme à Banteay Srei la comparaison avec le théâtre s'impose car l'on a tout à fait l'impression d'accessoires de décor. Il est probable que reprenant le parti du relief sur pierre le sculpteur s'est trouvé quelque peu embarrassé, d'autant plus qu'il a cherché pour ses figures un modelé beaucoup plus vigoureux que celui du Bakong ou même des frontons de Banteay Srei.

Il n'était sans doute pas encore accoutumé à maîtriser une matière aussi dure. On devine en particulier ses recherches au rendu maladroit des vêtements. Qu'on ne croie pas, pour cela, à un art naïf. Au-delà de ces tâtonnements l'exécution est d'une saveur, d'une allégresse qui entraînent. L'architecture comme la statuaire du Baphuon recèlent assez de science et de subtilité pour que l'on puisse supposer ces panneaux volontairement traités avec une sorte de rondeur souriante, qui était peut-être l'attitude des Khmers devant les textes illustrés.

En tout cas nulle trace d'hésitation, de maladresse dans la statuaire qui est, bien au contraire, la plus parfaite et la plus séduisante à la fois de toute la ronde- bosse angkorienne. En une fusion harmonieuse autant que subtile les statues de cette époque allient la pureté de lignes à la grâce souriante des visages de Banteay Srei. Les divinités masculines portent un costume très sobre, finement plissé, fixé sur le flanc par une coque, et avec un discret drapé en poche très stylisé sur la cuisse. Le bord supérieur , échancré sous l'abdomen, remonte franchement sur le dos. Le vêtement féminin, retenu par de belles ceintures au nœud plat, épouse le même dessin, les pans superposés par devant étant traités en «queue de poisson». Les corps sont minces, gracieux, jaillis comme des tiges de la gaine fuselée du vêtement. Les visages arrondis, au nez fin, semblent vous sourire personnellement avec leur regard direct et leurs lèvres charnues, que souligne en général une fossette au menton (Tête de divinité. Origine inconnue. style du Baphuon, milieu du XIe siècle. Grès; 0.22m. Musée de Chartres).

Enfin les hasards de la découverte nous ont rendu une partie du colossal Vishnu en bronze qui ornait le Mebon occidental. Ce petit temple était assez exceptionnel par ses dispositifs. Il consistait essentiellement en une enceinte carrée de 100 m de côté, ouverte sur chaque face par trois petits pavillons régulièrement espacés. A l'intérieur , presque toUt l'espace était occupé par un vaste bassin aux bords parementés cernant un îlot carré; une chaussée partant du pavillon d'entrée médian Est permet d'y accéder. Les dispositifs existant sur cet îlot ont disparu. Pour autant que nous puissions les restituer d'après les textes, on y voyait un colossal Vishnu en bronze «crachant sans cesse de l'eau par son nombril». Il s'agissait sans doute de la statue de Vishnu dormant entre deux créations de mondes et flottant sur les eaux primordiales. De fait, au fond d'un puits octogonal remarquablement appareillé, on a retrouvé la tête et une partie du buste de cette oeuvre (Vishnu plongé dans le sommeil cosmique et flottant sur l'océan primordial. Mebon Occidental, Angkor. style du Baphuon : milieu du XIe siècle. Bronze; 1.44m; Musée National de Phnom Penh).

A l'origine elle devait mesurer plus de 4 m de long. Coulée à la cire perdue par éléments indépendants et soudés ensuite, elle était jadis incrustée de métaux précieux, peut-être de pierres fines et d'émail pour figurer les yeux. Déjà par sa seule technique cette pièce extraordinaire mérite l'admiration et fait saisir la prodigieuse habileté des bronziers khmers. Tout aussi belle est l'admirable tête du Siva de Por Loboeuk, récemment découverte, qui vient confirmer que l'art du bronze atteignit à l'époque du Baphuon une perfection et une grandeur monumentale surpassées seulement par la Grèce (Tête de Siva. Por Loboeuk, Kralanh, Siemreap, Cambodge. style du Baphuon : milieu du XIe siècle. Bronze doré, incrusté de métal et de plomb églomisé; 0.32m. Dépot de la Conservation d'Angkor à Siemreap). Nous devons d'autant plus y insister que nous savons, par les textes, que les idoles principales d'Angkor étaient précisément en métal et que la pierre était laissée aux pièces secondaires. Nous sommes donc réduits - tout comme pour la statuaire grecque classique - à juger de la plastique khmère à travers les oeuvres les moins importantes. Le Vishnu du Mebon, le Siva de Por Loboeuk nous font pleinement comprendre la différence qui devait exister entre ces techniques. En effet, libérés de toute frontalité, de toute contrainte du matériau, ces bronzes prodigieux s'étendent dans l'espace avec une force incomparable. Au Vishnu du Mebon un des bras soutient la tête ensommeillée, cependant que les autres animent l'espace sur les plans postérieurs et que la coulée du buste alangui donne la ligne majeure du thème. Bien que dépouillé de ses incrustations, le visage calme et majestueux est encore d'une vie intense. Celui du Siva de Por Loboeuk n'est pas moins puissant. Il ne fait pas de doute que nous avons là probablement les plus magnifiques bronzes de toute l'Asie, et ils ne nous consoleront jamais de toUt ce qui a dû disparaître dans les creusets des pillards d'Angkor . . .

Le style du Baphuon apparaît comme un des plus grands moments de l'art khmer. En fait s'il n'y avait pas eu, peu après, la perfection d'Angkor Vat et le charme mystérieux du Bayon, on devrait lui donner la première place. Du moins a-t-il eu le mérite, précisément, de permettre Angkor Vat en mettant au point dans tous les domaines les formules les plus parfaites et les plus audacieuses à la fois. Deux siècles et demi après la fondation d'Angkor il est l'aboutissement éclatant d'une expansion politique, économique, intellectuelle et artistique poursuivie sans relâche.