Après
la véritable révolution qu'il venait de connaître sous les trois grands rois
fondateurs d'Angkor, le Cambodge va comme hésiter un instant avant de
poursuivre son ascension. En effet, à la suite de querelles dynastiques les
rois abandonnèrent la capitale. Mais ils conçurent leur nouvelle cité selon
les principes inventés à Angkor: exploitation du sol grâce au réseau
hydraulique urbain. Et ils y installèrent le culte royal et l'art qui
l'exprimait, tels que les avaient élaborés Jayavarman II et Yasovarman.
L'efficacité de ces formules fut alors démontrée puisqu'elles permirent, sur
un sol vierge et dans un milieu hostile, de faire surgir de toutes pièces une
immense ville. Cette possibilité d'essaimer grâce à une technique
transposable de mise en valeur du sol allait devenir un des facteurs essentiels
de l'expansion khmère.
Finalement
l'éclipse momentanée de la grande capitale ne fut qu'un épisode sans conséquences,
si ce n'est qu'il démontra aux Khmers les avantages incomparables d'Angkor - où
les rois revinrent bien vite - et la force qu'ils en pouvaient tirer .
Harshavarman
I er, frère de YasoVarman, succéda à ce dernier en 900 et régna jusque vers
921. Son pouvoir devait être faible, ou déjà contesté car nous verrons que
si ses monuments sont admirables, ils sont bien modestes auprès du grandiose
Bakheng. En tout cas dès 921 un oncle par alliance, Jayavarman IV, s'était révolté
et avait fondé une nouvelle capitale à Chok Gargyar, l'actuel
Koh Ker, à
quelque 70 km au nord-est d'Angkor . Parmi les raisons, que nous ne devinons guère,
de ce déplacement il n'est pas impossible de supposer une sorte de repli vers
le berceau des Khmers: le Tchen-la, comme si les rois avaient hésité au seuil
de cet empire qui s'ouvrait à Angkor, si loin de leur horizon familier.
Sur
le plateau peu fertile de Koh Ker, Jayavarman IV ne put vivre qu'en créant une
cité du type angkorien. Un lac artificiel- Rahal- fut aménagé en profitant
d'une dépression du terrain parcourue par un filet d' eau.
Il
permit d'inonder les terres en aval. Détail significatif: pour mieux utiliser
le sol le Rahal est disposé selon un axe nord-ouest/sud-est et les temples de
la ville furent bâtis au nord-ouest, sur les terres hautes qu'on ne pouvait
irriguer. Si ce lac n'avait eu qu'un rôle purement symbolique, il aurait dû être
orienté rigoureusement est/ouest et les temples s'élever sur ce même
alignement et à l'ouest. Cela était techniquement possible mais on perdait
alors la faculté d'arroser et de cultiver les meilleures terres. On voit par là
que les Khmers, devant un tel problème, choisissaient la solution économiquement
rentable et que leur symbolique - sur laquelle on insiste trop hâtivement - cédait
le pas aux préoccupations vitales. Ce n'est que beaucoup plus tard, maîtres de
leur technique et disposant d'une main-d’œuvre innombrable, que les rois
khmers entreprirent de remodeler littéralement la nature afin de réaliser des
ensembles reproduisant leurs conceptions cosmologiques; encore ne perdirent-ils
point de vue, pour autant, l'utilisation concrète de ces ouvrages. On ne
saurait trop insister sur cette souplesse du système qui sut, ainsi, utiliser
au mieux le milieu naturel et concilier efficacement, et combien
harmonieusement! concepts théoriques et besoins économiques. Ce mélange de réalisme
et de symbolisme se retrouve dans l'art khmer lui-même.
Comme
ses prédécesseurs Jayavarman IV fut un fervent adorateur de Siva et il érigea
dans sa nouvelle capitale un linga sacré, répétition du geste de Jayavarman
II fondant Angkor, sans doute dans le même but : consacrer sa prise de pouvoir.
Il mourut en 941 et son fils continua de régner à Koh Ker jusqu'en 944. Ce
dernier semble avoir été plus spécialement voué au culte de Brahma, qui
tient une place importante dans l'art khmer de cette époque.
Toutefois
Koh Ker, quelles qu'aient été les raisons de son choix, ne pouvait l'emporter
à la longue sur Angkor dont la richesse ne cessait de croître grâce à ses aménagements
et à sa position exceptionnelle. Aussi Rajendravarman- 944-968 - neveu de
l'usurpateur mais aussi de Yasovarman, y revint-il dès son ascension au trône.
Ce retour est d'autant plus significatif que le nouveau roi, par ses ancêtres
maternels, était pourtant prince souverain du cœur même de l'ancien Tchen-la.
Par son choix il marquait la rupture définitive avec le berceau des Kambujas et
l'installation permanente dans la plaine des Khmers, devenus cultivateurs de
basses terres inondées et maîtres de toute l'Indochine méridionale.
Peut-être
en expiation de cette éclipse, en tout cas selon une tradition établie par
Indravarman, à peine revenu à Angkor Rajendravarman consacra - 947-952 - sur
une île au centre du baray oriental aménagé par son oncle Yasovarman, le
temple du
Mebon oriental, dédié à ses ancêtres royaux. Puis, au milieu de sa
propre capitale établie au sud du même baray, il dressa - 961 - un magnifique
temple-montagne :
PrèRup.
On
lui doit de nombreuses autres fondations, comme le premier noyau du grand
sanctuaire de
Preah Vihear
voué à Siva de la Montagne, sur le rebord des Monts
Dangrek, suspendu au-dessus de la plaine cambodgienne dans un des plus beaux
sites naturels de toute l'Asie. Le roi était certainement un homme raffiné; il
s'entoura de conseillers éminents tel le brahmane Yajnavaraha. Tolérant
pourtant, Rajendravarman eut également à son service deux ministres
bouddhiques et on connaît à son époque plusieurs fondations mahayanistes,
dont Bat Chum - 960 - à Angkor. Il semble que sa déification fut le souci
principal du souverain et que le temple-montagne qui deviendra après sa mort
son temple funéraire, revêtit encore plus d'importance.
Enfin, on doit remarquer que durant toute cette période de l'histoire khmère et jusqu'au milieu du XIIe siècle, les hauts seigneurs - princes de sang royal, grands prêtres et ministres - jouèrent un rôle essentiel, éclipsant parfois le roi. Cela peut-être parce que plusieurs souverains montèrent très jeunes sur le trône et durent être mis en tutelle. L'influence de cette aristocratie –souvent héréditaire- est manifeste, et il n'est pas exclu qu'elle ait été à l'origine des querelles dynastiques nombreuses qui éclateront par la suite. Elle apparaît encore par la multiplication des fondations privées. Le roi n'est plus, en effet, le seul bâtisseur. Si le temple-montagne demeure son privilège exclusif parce qu'il est l'unique représentant des dieux sur terre, des sanctuaires plus modestes par la taille, mais non moins beaux ou même importants par leurs innovations esthétiques et iconographiques, furent érigés par les plus riches ou les plus puissants de ses vassaux. Cette prolifération prouve l'opulence du pays qui se couvrit littéralement de dédicaces reconnaissantes aux dieux qui le favorisaient.
Sur
le plan politique Rajendravarman étendit son pouvoir jusqu'au Champa et ses armées
pillèrent, en 945-946, le Po Nagar de Nha-trang.
Son
fils Jayavarman V lui succéda en 968 et régna jusqu'en 1001. Il poursuivit la
politique de son père et en particulier affermit la suzeraineté khmère sur le
Champa.
Il
semble que sa capitale ait été centrée autour du
Phimeanakas
et de l'aire
devenue à ce moment le palais des rois d'Angkor, et qui allait le demeurer
presque sans interruption jusqu'à la chute de la grande cité.
L'art
khmer tel qu'il avait été formulé à Angkor au cours du IXe siècle, continua
de se développer selon une sorte de loi rigoureuse de croissance.
A
cet égard l'interlude de
Koh Ker
ne marqua aucune rupture. Bien au contraire,
pour affirmer sa prise de pouvoir l'usurpateur Jayavarman IV éleva dans cette
ville des ensembles proprement grandioses qui ouvrent la série des gigantesques
fondations royales, si caractéristiques de l'art khmer, et que Rajendravarman,
ne voulant sans doute pas demeurer en reste, reprendra à Angkor .
C'est
peu avant le départ pour Koh Ker et à Angkor même que se fixa définitivement
le type du temple-montagne. Alors que le Bakong ne possédait sans doute qu'un
sanctuaire terminal en matériaux légers ; alors que le Bakheng utilisait comme
infrastructure la roche même de la colline sur laquelle il s'élevait, Baksei
Chamkrong, temple-montagne de Harshavarman Ier, fut entièrement construit en
matériaux durables sur un sol rigoureusement plat. Certes, au regard des deux
grands exemples antérieurs il est de dimensions modestes: une simple pyramide,
de 27 m X 27 m à la base, s'élève en trois étages jusqu'à 13 m de hauteur;
elle est dressée en blocs de latérite. Une seule tour en brique, haute de l l
m, la couronne. La justesse des proportions, la pureté de la composition
inscrite dans un triangle équilatéral, la hardiesse des lignes font pourtant
de ce temple la plus vigoureuse expression architecturale de la montagne sacrée,
dont l'architecte khmer cherchait un équivalent plastique depuis Ak Yum. L'économie
des moyens est digne de louanges, d'autant plus qu'elle est rare dans l'art
khmer. Et on ne saurait douter que c'est la création d'un homme, d'un artiste
de grande valeur qui, seul, a pu réaliser avec une telle plénitude ce petit
chef-d’œuvre.
A
Koh Ker, Jayavarman IV éleva un
ensemble de constructions d'autant plus étonnant qu'il le réalisa en moins de
vingt ans. Sans doute à cause de la rareté du grès d’œuvre dans cette région,
la brique fut utilisée très souvent, mais les proportions des tours n'en sont
pas moins gigantesques et rappellent les magnifiques structures de Sambor Prei
Kuk.
Le linga sacré qui consacrait le nouveau roi fut dressé au Sommet d'une pyramide en latérite à sept étages, haute de 35 m et réellement impressionnante; les inscriptions de l'époque l'évoquent comme un prodige.
Le
sanctuaire terminal est aujourd'hui détruit et nous n'en connaissons que le
soubassement de grès, orné de superbes lions atlantes. Malgré ses
mutilations, ce prang est toujours une des plus audacieuses réalisations de
l'architecture khmère.
De
retour à Angkor Rajendravarman utilisa toutes ces expériences antérieures
pour réaliser un temple-montagne encore plus grand et plus complexe. Le Mebon
oriental - 952 - et surtout Prè Rup - 961 - marquent les deux étapes de cette
recherche. Ce dernier est une réussite admirable. Le parti de la pyramide à
trois étages a été repris, avec les mêmes proportions heureuses que celles
de Baksei Chamkrong, mais de beaucoup développées: 50 m de côté à la base,
35 m au sommet, pour une hauteur de 12 m. La terrasse supérieure est couronnée
de cinq tours en brique, une au centre, plus importante, et quatre aux angles.
Les accès sont toujours ménagés par des escaliers axiaux, aux perrons
imposants ornés de lions défendant les échiffres. Sur les deux premiers étages
se répartissent de petits sanctuaires annexes et, élément nouveau, des salles
longues en maçonnerie jadis couvertes en charpente et tuiles. Plus tard ces
constructions vont devenir de véritables galeries continues. Bien qu'un peu
engoncé par ces différentes annexes, l'ensemble garde une pureté de lignes
admirable et Prè Rup, avec ses harmonies de rouges sang et de roses clairs est
certainement un des plus beaux monuments khmers.
Après la saveur presque baroque du décor de Preah Ko, et la sobriété de formes du style du Bakheng, l'ornementation architecturale s'affaiblit un peu durant le style de Koh Ker. Ce sont les linteaux qui offrent encore les plus belles compositions. A Koh Ker même ils présentent au milieu de la branche végétale, de très beaux motifs animés, un dieu sur son animal fantastique le plus souvent. Les colonnettes, octogonales, sont décorées de bagues de plus en plus chargées, cantonnées sur chaque pan d'une feuille et de deux demi-feuilles de même dimension. Les nus entre les bagues s'amenuisent en conséquence et l'ensemble perd beaucoup de son élégance. Les frontons sont souvent triangulaires avec de superbes volutes se retroussant aux extrémités. Apparue à Bakong, cette forme correspond à la toiture en charpente et tuiles des salles longues et constitue un exemple typique de la traduction par la maçonnerie des techniques du bois. Elle se développe normalement avec la multiplication de ces édifices annexes, que nous avons vus proliférer à Prè Rup en particulier.
Sur le tympan on voit le plus souvent un personnage divin entre de beaux enroulements de feuillage décoratif. C'est très certainement par sa ronde-bosse que le style de Koh Ker innove de la façon la plus intéressante. Non pas avec les statues de divinités destinées aux sanctuaires et qui perpétuent le plus souvent le type du Bakheng, quoique moins froid peut-être. On retrouve les cheveux traités en pointe sur les tempes, la moustache et la barbe en collier, les arcades sourcilières continues et tranchantes. Le vêtement masculin, très stylisé, montre toujours la double chute en ancre et la poche sur la cuisse gauche ; il y ajoute un bord rabattu devant la ceinture. Les parures sont multipliées comme à loisir. A côté de ces oeuvres hiératiques et somme toute conventionnelles, des groupes gigantesques décoraient les abords des temples de Koh Ker: lutteurs, singes combattant, garuda colossaux poursuivant le naga, selon une formule apparue à Bakong. Cette fois le mouvement est exprimé par la pierre avec une force et un dynamisme d'autant plus étonnants si l'on songe à la taille de ces oeuvres qui ont posé un problème d' exécution peu commun. Développant ainsi les recherches de l'époque d'Indravarman, nous voyons la statuaire khmère s'évader complètement de la frontalité et réaliser, exemple unique en Asie, le geste dans l'espace. On ne retrouvera plus guère, par la suite, des oeuvres de ce genre. Nous savons ainsi que ce ne fut pas incapacité, mais seulement parce que l'esthétique évolua vers d'autres formules.
Il
convient de s'arrêter encore sur un autre aspect de ce style, également le
dernier en son genre: le relief sur brique. Des panneaux exceptionnels en ont été
préservés au
Prasat Kravanh, temple dédié en 921 à Vishnu par de hauts
dignitaires d'Angkor . Sur les murs intérieurs de la tour centrale on voit les
différents aspects du dieu, cependant que l'intérieur de la tour
septentrionale est orné de la douce figure de son épouse Lakshmi.
A
l'origine ce décor était recouvert selon toute probabilité d'un enduit
polychrome, qui a disparu.
La
sculpture, d'une finesse surprenante pour un matériau aussi ingrat que la
brique, ne perd rien de la qualité qu'elle révèle sur le grès; elle y gagne
même peut-être en intensité. Les figures, très pures de lignes, avec
seulement les quelques détails discrets de leur parure pour les sertir, se détachent
sur un fond uni. La lumière glisse sur ces volumes savamment modulés et les
fait palpiter dans l'ombre du sanctuaire. Il est d'ailleurs à propos de noter
qu'à cette époque -928- on place un petit sanctuaire en brique du Cambodge méridional,
le Prasat Neang Khmau, qui conserve encore à l'intérieur des vestiges de
fresques. Celles-ci sont trop détériorées pour que nous puissions réellement
en juger. Elles attestent du moins une technique qui fut certainement pratiquée
en maître par les Khmers, par exemple dans leurs édifices en bois. L'esthétique
et les créations de cette peinture nous manquent pour bien juger de la
sculpture décorative et du relief sur pierre qui ont dû, plus d'une fois, en
tirer des leçons.
Juste
avant la mort de Rajendravarman et durant les premières années du règne de
son successeur Jayavarman V, se situe une phase de l'art khmer qui, malgré sa
brièveté et le fait qu'elle s'exprime en un seul monument ou presque, mérite
d'être classée à part: le style de Banteay
Srei.
Fait
unique dans l'histoire du Cambodge, ce style est associé non à un roi mais à
un individu, à qui nous devons ainsi une des périodes les plus délicieuses de
la plastique khmère. Il est vrai qu'il s'agissait d'une personnalité
exceptionnelle : le brahmane Yajnavaraha. Il était de sang royal - petit-fils
de Harshavarman Ier - et il fut successivement précepteur de Rajendravarman
puis de Jayavarman V. Fervent sivaïte, sa cultureimmense fut servie par une
curiosité sans répit.
Sur le domaine d'Isvarapura que lui avaient donné les rois ses cousins et maîtres, à 20 km au nord-est d'Angkor , Yajnavaraha consacra à Siva, en 967, un temple nommé Tribhuvanamahesvara, l'actuel Banteay Srei.
Avec deux autres minuscules sanctuaires situés au cœur même d'Angkor Thom c'est pratiquement le seul édifice de ce style. Pourtant Banteay Srei montre de si remarquables recherches plastiques et une perfection si extraordinaire qu'il peut légitimement être l'éponyme d'un style. La personnalité de son fondateur y transparaît à chaque détail: les thèmes iconographiques, les dispositifs cultuels, l'intelligence du dessin, les emprunts aux styles antérieurs.
Ce
dernier trait est particulièrement significatif, qui montre que les Khmers
eux-mêmes raisonnaient leur art et en reprenaient tel ou tel accent jugé
particulièrement heureux. Tout comme les copies de thèmes antiques sous la
Renaissance italienne, ces imitations se reconnaissent immédiatement à quelque
anachronisme, à un détail mal compris. Elles prouvent que dès cette époque
l'art khmer était déjà si profondément évolué qu'il commençait d'accuser
cette caractéristique du vieillissement: l'archaïsme volontaire.
Banteay
Srei comprend, au centre d'enceintes concentriques successives, trois
tours-sanctuaires disposées de front sur une seule terrasse avec un avant-corps
voûté en brique devant la porte orientale du sanctuaire principal. Des
bibliothèques et des salles longues complètent le dispositif, avec les
habituels pavillons d'entrée dont la perspective en enfilade est particulièrement
heureuse. Le sanctuaire central est de taille minuscule: 9 m 80 de hauteur! Et
il faut toucher de la main à peine levée le linteau de sa porte pour réaliser
la petitesse de cette tour qui, vue de loin, paraît imposante. Car la
perspective, la hiérarchie des parties sont si bien ménagées que l’œil est
trompé. Là encore la comparaison avec certaines recherches de la Renaissance
italienne - par exemple le décor du théâtre de Palladio à Vicence - vient
irrésistiblement à l'esprit. Jeu subtil et savant d'un homme raffiné qui
s'est plu à jongler avec toutes les ressources de l'art.
C'est
par sa décoration surtout que Banteay Srei est riche d'invention.
Les
imitations du passé, comme les colonnettes rondes ou les linteaux inspirés du
style de Preah Ko, viennent renouveler un répertoire qui tendait un peu à se
dessécher. On est séduit par mille petites figures cabriolant dans les
feuillages des linteaux et des rinceaux (Linteau,
Art Khmer, transition entre Pre Rup et Bantey Srei, 3ème quart du Xe siècle). Sur les murs, ciselées comme des bijoux dans le grès
rose, d'exquises figures féminines tiennent une fleur dans leur main éclose.
Elles sont serties de feuillage aux courbes parfaites et cantonnées de génies
volants ou de danseuses.
L'avant-corps
du sanctuaire central est décoré, à merveille, de carreaux garnis de
feuillage; les échiffres d'escaliers sont gardées par des personnages à tête
fantastique. Partout règne le goût le plus sûr servi par une main sans défaillance,
qui semble plutôt celle d'un orfèvre que celle d'un lapicide.
La
plus belle création de Banteay Srei est le tympan à scène. Sans doute les
dimensions réduites du temple interdisaient-elles des reliefs narratifs sur les
murs; aussi a-t-on utilisé les frontons. Sur un fond très dégagé, où se
balancent seulement un ou deux arbres stylisés - emprunt manifeste à l'art
javanais mais à travers le style de Preah Ko, - quelques personnages illustrent
un épisode de légende sacrée. Le terme devrait être «jouent», car on croit
voir une scène théâtrale. Il n'est pas exclu que l'artiste se soit inspiré
des grands mimodrames qui devaient faire revivre pour les Khmers les épopées
religieuses et qui sont à l'origine, par ailleurs, de la danse et du théâtre
d'ombre modernes.
La
ronde-bosse de Banteay Srei n'est pas, non plus, sans séduction. De toute
petite taille pour tenir dans ce sanctuaire miniature, elle poursuit le style de
Koh Ker tout en faisant également appel aux modes antérieures. Ainsi les
divinités féminines décorant les murs portent des jupes lisses tirées de la
statuaire préangkorienne; leurs parures et leurs coiffures affectent le même
archaïsme. Par ailleurs le modelé retrouve quelque vérité. Les visages avec
des lèvres charnues presque sensuelles, des yeux largement ouverts, sont
captivants et font pour beaucoup ce charme de Banteay Srei auquel nul visiteur
d'Angkor ne semble pouvoir échapper (Bantey Srei,
Angkor, Groupe de Siva et Uma. style de Bantey Srei :3ème quart du Xe siècle.
Grès rose; 0.60m, Musée National de Phnom Penh).
Pourtant
malgré la richesse de ces formules décoratives, ces essais intéressants, on
ne doit pas oublier le génie profond, même s'il est plus sévère, de l'art
khmer qui se manifeste par les grands temples-montagnes. Après cet épisode qui
est comme un repos, nous allons retrouver leur grandeur, plus impressionnante
que jamais.
Durant
les premières années du XI e siècle une dynastie nouvelle prend le pouvoir.
Malgré les confabulations généalogiques il semble bien que Suryavarman Ier,
issu de la «race solaire» du Kambuja, fut purement et simplement un usurpateur
qui conquit Angkor les armes à la main. Après avoir vaincu les deux
successeurs éphémères de Jayavarman V, il s'installa dans la capitale vers
1011. Il y a de bonnes raisons de croire qu'il était originaire de la partie méridionale
de la péninsule malaise. A l'époque cette région était complètement soumise
et assimilée par la civilisation khmère, et l'arrivée du nouveau roi ne
signifie nullement la prise du pouvoir par un étranger. Suryavarman Ier était
tout aussi profondément khmer que ses prédécesseurs et l'on chercherait
vainement dans son art la moindre trace d'influence extérieure.
Le
seul changement significatif, peut-être, fut l'introduction ou plutôt la porte
plus largement ouverte au bouddhisme. Le roi, personnellement, était sivaïte
et continua le culte royal de ses prédécesseurs. Mais il venait d'une région
où nous savons que le bouddhisme rayonna avec une intensité particulière
autour du royaume de Dvaravati. Il est frappant de voir à ce moment-là réapparaître
dans l'art khmer des statues du Bouddha et les thèmes iconographiques associés.
Ce fut peut-être le premier pas d'une évolution qui finalement va triompher du
Cambodge.
Suryavarman
Ier régna jusqu'en 1050. Autant, sans doute, de par ses origines que parce
qu'il fut manifestement un homme énergique, il annexa définitivement à
l'Empire khmer toute la partie méridionale du Siam, de Lopburi à Ligor, et
semble-t-il la plus grande partie du Laos méridional, poussant peut-être
jusqu'à Luang Prabang. Dans Angkor il restaura ou compléta les monuments de
ses prédécesseurs, en particulier les temples-montagnes du Phimeanakas et de
Ta Kèo, les monuments du centre d'Angkor Thom, cependant qu'en province il
ajoutait de nouvelles constructions au Preah Vihear, et fondait les beaux
sanctuaires de Vat Ek, de Vat Baset, du Phnom Chisor, de Chau Srei Vibol entre
autres.
Son
fils, Udayadityavarman II, lui succéda et vécut jusqu'en 1066. Malgré ce règne
très bref, continuellement troublé par des révoltes dans toutes les provinces
de son immense royaume, il étendit encore son pouvoir et connut, probablement,
le plus haut degré de puissance qu'on roi khmer ait jamais atteint. Il le
prouve à Angkor même par son gigantesque temple-montagne : le
Baphuon, et par
la capitale qu'il édifia alentour. Celle-ci fut recouverte ultérieurement par
l'Angkor Thom que nous voyons de nos jours et il est difficile de faire le départ
exact entre les aménagements de ces deux périodes successives. En plus, peut-être
parce que le Baray oriental avait tendance à s'assécher, peut-être simplement
pour doubler le ravitaillement d'une population sans cesse grandissante, le roi
aménagea à l'ouest de sa ville un nouveau et formidable lac artificiel, le
Baray occidental long de 8 km et large de 2,200 km! Au centre, sur un îlot
artificiel réservé, il construisit le
Mebon occidental. Selon un principe
maintenant éprouvé ce Baray était alimenté, à son angle nord-est, par un
cours d'eau permanent; il servait à irriguer toutes les terres d'aval, jusqu'au
Grand Lac, doublant vers l'occident la superficie des terres cultivées d'Angkor
. Il recouvrit l'antique cité du IXe siècle qui s'élevait dans la région, et
en particulier le temple d ' Ak yum enfoui sous les terres de sa digue méridionale.
Bien
que certainement incliné vers le culte de Vishnu et en particulier la belle légende
de Krishna dont il orna ses temples, le roi fut Comme il se devait un sivaïte
d'observance très stricte. Il se peut même que son règne ait marqué une
certaine réaction anti-bouddhique, sans pour autant éliminer cette foi qui ne
cessera de croître au Cambodge à partir du XIe siècle. Le frère cadet d'Udayadityavarman
II lui succéda en 1066 et régna, sous le nom de Harshavarman II, jusque vers
1080. Il dut faire face aux attaques des Chams qui avaient repris leur liberté
et qui réussirent même à brûler après un fructueux pillage, l'antique
capitale de Sambor Prei Kuk. Il est manifeste que sous ce règne le pouvoir de
la dynastie solaire s'effrita rapidement. Et après un siècle de règne, à
peine, elle dut céder à une nouvelle lignée de princes encore plus ambitieux,
qui allaient donner au Cambodge son éclat le plus prestigieux.
Après
le style de Banteay Srei l'art khmer prospéra à Angkor presque indépendamment
des luttes politiques au point que les phases successives de son évolution ne
correspondent même pas exactement aux changements de dynastie. Ce qui, soit dit
en passant, prouve la force et la vitalité de la civilisation khmère, si
solidement constituée désormais qu'un changement de personne ne pouvait
affecter son essor. Ainsi ce que l'on a dénommé le style des Khleang s'étend
de la seconde partie du règne de Jayavarman V - soit des environs de 978-
jusque vers le début du règne de Suryavarman 1er- 1010. Puis vient le style du
Baphuon, qui se forme durant la seconde partie du règne de Suryavarman 1er pour
connaître son plein éclat entre 1050-1066 sous Udayadityavarman II, et décliner
sous son successeur. Ces deux phases se distinguent nettement, sans que l'évolution
cesse d'être continue et homogène, presque fatale.
Nous
tendons à croire que Jayavarman V fut-vers 978 ( ?) –le fondateur du
Phimeanakas, temple-montagne qui marquait le centre de sa capitale. Le progrès
par rapport à Prè Rup est manifeste. La pyramide en latérite monte en trois
étages avec une audace remarquable puisqu'elle mesure 35 m X 28 m à la base et
3° m X 23 m à plus de 12 m de hauteur .
Le sanctuaire central qui était certainement unique, a disparu. Entourant la troisième terrasse on trouve une galerie continue couverte en encorbellement, entièrement construite en grès. Il se peut que ce soit une adjonction légèrement postérieure car, par son style, elle semble dater à peu près de la même période que Ta Kèo, que nous croyons plus récent de quelques années que le Phimeanakas. Mais elle doit être antérieure aux cinq portes en grès de l'enceinte enfermant le palais royal, datées de 1011.
Peut-être
commencé par Jayavarman V, mais plus vraisemblablement par un de ses éphémères
successeurs, puis complété quoique non achevé par Suryavarman 1er lorsque
celui-ci s'installa dans Angkor vers 1011, nous trouvons ensuite le colossal
temple-montagne de Ta Kèo. Ce n'est pas un de nos moindres sujets d' étonnement
que de voir durant une période aussi troublée politiquement et sous des règnes
si brefs, édifier tant de pierres et avec tant de magnificence: encore une
preuve, s'il en fallait, de l'extraordinaire opulence khmère.
Ta
Kèo marque vraiment l'aboutissement du temple-montagne khmer en gestation
depuis Ak Yum. Par tâtonnements successifs, avec des élans puis des hésitations,
développant tantôt la pyramide, tantôt les édifices annexes, les architectes
khmers sont finalement parvenus à codifier la formule qu'ils recherchaient. La
pyramide, à cinq gradins, est pour la plus grande part revêtue de grès malgré
ses dimensions colossales: 100 m X 120 m à la base, 47 m X 47 m au sommet de la
plate-forme supérieure qui domine de 38 m le sol environnant! Sur cette dernière
se dressent cinq tours monumentales, comme à Prè Rup disposées en quinconce
mais entièrement construites en grès. De plus, issue des salles longues de Prè
Rup et comme au Phimeanakas, on trouve une galerie pourtournante
autour du second étage. Elle est marquée aux angles par des amorces de tour et
au centre par un pavillon qui commande les volées d'escalier. Le tout se déploie
vers le ciel en une composition magistrale, une des plus parfaites d'Angkor,
d'autant que la pierre brute lui donne une force d'épure.
Il
convient de ne pas oublier les deux beaux monuments des
Khleang, qui ont servi
à baptiser ce style. Situés en face du palais royal, au centre d'Angkor Thom,
leur plan et leur destination exacte posent une énigme.
On
admire, surtout au bâtiment nord, le plus ancien, la sobre décoration qui en
souligne à la perfection les proportions vigoureuses.
En
dehors d'Angkor, Chau Srei Vibol et les parties ajoutées par Suryavarman ler à
Preah Vihear amorcent la transition qui va nous mener au style du Baphuon.
Pourtant
le décor de cette période, dans son ensemble, n'atteint pas la beauté de
l'architecture et son mérite essentiel est sa discrétion. Les linteaux, plutôt
monotones, offrent une branche de feuillage fortement infléchie au centre sous
le poids d'une tête de monstre et marquée aux quarts par un fleuron caractéristique
du style. Les colonnettes, à nouveau uniformément octogonales, montrent de
part et d'autre de bagues de plus en plus chargées des feuilles de plus en plus
nombreuses et petites, pour aboutir, aux époques suivantes, à un maladroit décor
en dent de scie. Les frontons ont souvent ce superbe dessin triangulaire dérivé
du bois, mais les tympans ne portent qu'un simple décor de feuillage.
Nous
ne connaissons aucun relief de cette période et il ne semble pas qu'on ait prévu
d'en sculpter au Phimeanakas ou à Ta Kèo. Nous ne possédons que fort peu de
statues, d'autre part, et il est difficile de suivre en détail leur évolution.
On voit pourtant que les traditions antérieures sont perpétuées avec quelques
innovations du style de Banteay Srei heureusement adoptées. Ainsi le modelé
s'est adouci par rapport à Koh Ker et les visages sont souriants comme à
Banteay Srei. Le costume masculin reprend le drapé en poche sur la cuisse, très
simplifié, mais non la chute en ancre. La jupe féminine possède un bord
rabattu antérieur et tend à s'échancrer sous le nombril pour remonter dans le
dos, maniérisme qui triomphera au style du Baphuon.
C'est,
en Somme, surtout par son architecture que le style des Khleang est remarquable.
Mais on ne doit pas oublier sa brièveté et la période troublée qu'il a
traversée en jugeant de ses autres créations, qui n'ont guère eu le temps de
se manifester .
Amorcé
dès la fin du style des Khleang, c'est-à-dire la seconde partie du règne de
Suryavarman l er, c'est manifestement à la personnalité exceptionnelle d'Udayadityavarman
II que ce style devra tout son éclat.
Bénéficiant
des expériences du Phimeanakas et de Ta Kèo Udayadityavarman II fut en mesure
d'édifier un temple-montagne à l'échelle de son immense pouvoir: ce fut le Baphuon, qui ne le cède pour la taille qu'à Angkor Vat et qui demeure un des
plus grands monuments du monde. Malheureusement le temple, déjà défiguré par
des reprises de basse époque, est très gravement ruiné. Il est bien difficile
d'en restituer tous les dispositifs, en particulier la tour sanctuaire terminale
qui était apparemment recouverte de plaques en cuivre doré. Au milieu d'une
enceinte de 425 m X 125 rn, précédée à l'est par deux pavillons d'entrée
successifs et desservie par une chaussée dallée sur colonnettes longue de
quelque 200 m, la pyramide proprement dite mesurait 120 m X 100 m à la base.
Elle s'enlevait en cinq gradins successifs jusqu'à plus de 24 m de hauteur, et
la hauteur totale devait avoisiner 50 m. Le premier et le second étage sont
toujours entourés d'une galerie voûtée en grès. Aux angles de véritables
tours accentuent la composition, cependant qu'au milieu de chaque face des
pavillons d'entrée prolongés par des ailes en décrochements successifs,
marquent l'arrivée des escaliers. Enfin, sur le premier étage, quatre bibliothèques
en grès complétaient le dispositif.
On
devine certaines fautes: le premier étage est trop large, les galeries trop
mesquines pour cette masse formidable. Le temple reste pourtant impressionnant
malgré ces hésitations et les injures du temps; il constitue, tel quel, une
des plus belles manifestations du génie khmer .
Il ne doit pas faire négliger les fondations plus modestes qui parsèment le pays, car c'est également à cette époque que se constitue définitivement le type du petit temple dédié par un particulier, ou le roi, à une divinité locale. Ce sanctuaire est désormais, lui aussi, construit en grès.
Comme il ne répond pas au même symbolisme que le temple-montagne royal de la capitale, il se déploie en général sur un seul niveau et comprend essentiellement une tour abritant l'idole principale. Cette tour-sanctuaire est parfois précédée d'un avant-corps, et le tout mis en valeur sur un robuste soubassement. On trouve le plus souvent deux bibliothèques de part et d'autre de l'accès oriental. Une galerie, formant cloître, entoure le saint des saints; elle est percée de un ou plusieurs pavillons d'entrée. Au-delà l' enceinte, avec ses douves, et des réservoirs complètent le dispositif.
Quoique
très simples au fond, ces sanctuaires sont fort beaux de proportion, de décor,
et ils montrent à leur échelle autant de raffinement que les grands monuments
de la capitale. Par exemple les beaux temples de Vat Ek, de Vat Baset, fondés
sous Suryavarman 1er, méritent autant d'attention que le Baphuon. L'art khmer
se révèle d'une qualité égale dans toutes ses entreprises.
Pourtant
il faut bien reconnaître qu'avec ces véritables prodiges l'architecte khmer
reste d'une maladresse parfois déconcertante. Certes il n'utilise plus que la
pierre: latérite en gros oeuvre, grès en parement ou du moins pour tous les éléments
devant recevoir un décor sculpté. Il sait même désormais voûter avec ce matériau.
Or, bien que ses édifices soient de plus en plus immenses, il persiste à
utiliser les façons de travailler le bois pour ces structures en pierre, avec
des conséquences désastreuses pour leur solidité. Durant tout le style du
Baphuon par exemple, il renforcera les murs de grès par des poutres en bois
encastrées dans des logements réservés à l'intérieur. Bien entendu le bois
a pourri, entraînant dans sa chute les blocs inutilement évidés. L'architecte
khmer ne dépassera jamais le stade de la voûte par encorbellement qui, avec
les lourdes dalles de grès, ne permet de couvrir que des portées très réduites.
En conséquence, hormis l'intérieur des tours, il ne pourra jamais que
construire des salles longues ou des galeries.
Finalement,
en dépit de toutes ses recherches, l'architecture khmère pleinement constituée
ne dispose que de trois thèmes: la terrasse, utilisée en soubassement ou
superposée pour dessiner une pyramide; la tour abritant la minuscule cella pour
l'idole, parfois complétée par un avant-corps, ou disposée en pavillon d'entrée
avec ailes flanquantes ; la galerie voûtée, formant bâtiment annexe, galerie
pourtournante de l'étage, liaison entre deux tours. C'est presque un jeu de
construction avec trois éléments de base. Les combinaisons possibles sont en
nombre réduit, selon des plans nécessairement centrés et symétriques, avec
des raccords toujours orthogonaux. La seule ressource pour le créateur est de
jouer, avec cette palette plus que modeste, des proportions et des perspectives.
Là, heureusement, les Khmers seront des virtuoses.
Si
l'architecture du Baphuon marque encore quelques maladresses son décor est
probablement le plus parfait de l'art khmer, parce qu'il se limite à son rôle
qui est de souligner les volumes, sans les dévorer comme il ne le fera que trop
par la suite. Son ordonnance générale et sa perfection de détail, malgré les
surfaces immenses à recouvrir, sont des sujets d'étonnement et d'admiration.
On voit par lui seul la qualité et l'importance de la main-d’œuvre que les
rois d'Angkor avaient su former.
Les
linteaux à décor végétal diffèrent peu de ceux du style des Khleang.
Par
contre le linteau à scène figurée réapparaît, qui avait été en faveur au
VIIIe siècle (Vat Ek, Battambang, Cambodge.
Tour-sanctuaire, fronton intérieur oriental : barattage de l'océan par les
dieux et les démons. style du Baphuon : milieu du XIe siècle. Grès, hauteur
du fronton : 1.80m). Parfois combiné avec le tympan en une composition unique, il
illustre un thème religieux, vishnuite le plus souvent, avec cette verve et
cette grâce que nous allons étudier dans les reliefs proprement dits.
L'encadrement sobre et vigoureux des frontons, la ciselure des soubassements,
les rinceaux, le décor des marches et contre-marches ainsi que des pierres de
seuil, les beaux lotus en grès qui couronnent les tours, tout demanderait une
étude détaillée au Baphuon. Le raffinement, la pureté des formes et le sens
du volume architectural s'y allient dans un équilibre sans doute à peu près
unique. Seules les colonnettes déçoivent : elles ne sont plus que des
entassements de bagues surchargées; il sera désormais inutile de s'arrêter
sur cet élément issu des structures en bois, conservé par tradition mais qui,
ayant perdu toute fonction dynamique, se déforme au point de devenir méconnaissable
parce que irrationnel.
Au
moins autant que par son architecture le Baphuon triomphe par sa sculpture. Et
tout d'abord nous voyons réapparaître les reliefs sur grès, qui semblent ne
plus avoir été pratiqués depuis le Bakong. Sur les tours d'angle et sur les
pavillons d'accès ont été ménagés de petits panneaux superposés que les
imagiers ont illustrés avec des légendes vishnuites (Baphuon,
Angkor Thom, Angkor. Deuxième étage, pavillon axial sud, façade méridionale,
panneau occidental :légende de Krishna enfant. style du Baphuon : milieu du XIe
siècle), en particulier du cycle
de Krishna très en faveur à cette époque. Certes on ne retrouve pas la maîtrise
prodigieuse de la fresque du Bakong qui entourait tout le cinquième étage de
ce temple; l'art du Baphuon est à cet égard en recul. Les moyens d'expression
sont d'ailleurs aussi simples que la composition. Sur un fond nu les personnages
racontent leurs aventures, avec seulement pour les situer un détail schématisé:
arbre, oiseau, maisonnette. Comme à Banteay Srei la comparaison avec le théâtre
s'impose car l'on a tout à fait l'impression d'accessoires de décor. Il est
probable que reprenant le parti du relief sur pierre le sculpteur s'est trouvé
quelque peu embarrassé, d'autant plus qu'il a cherché pour ses figures un
modelé beaucoup plus vigoureux que celui du Bakong ou même des frontons de
Banteay Srei.
Il
n'était sans doute pas encore accoutumé à maîtriser une matière aussi dure.
On devine en particulier ses recherches au rendu maladroit des vêtements. Qu'on
ne croie pas, pour cela, à un art naïf. Au-delà de ces tâtonnements l'exécution
est d'une saveur, d'une allégresse qui entraînent. L'architecture comme la
statuaire du Baphuon recèlent assez de science et de subtilité pour que l'on
puisse supposer ces panneaux volontairement traités avec une sorte de rondeur
souriante, qui était peut-être l'attitude des Khmers devant les textes illustrés.
En
tout cas nulle trace d'hésitation, de maladresse dans la statuaire qui est,
bien au contraire, la plus parfaite et la plus séduisante à la fois de toute
la ronde- bosse angkorienne. En une fusion harmonieuse autant que subtile les
statues de cette époque allient la pureté de lignes à la grâce souriante des
visages de Banteay Srei. Les divinités masculines portent un costume très
sobre, finement plissé, fixé sur le flanc par une coque, et avec un discret
drapé en poche très stylisé sur la cuisse. Le bord supérieur , échancré
sous l'abdomen, remonte franchement sur le dos. Le vêtement féminin, retenu
par de belles ceintures au nœud plat, épouse le même dessin, les pans
superposés par devant étant traités en «queue de poisson». Les corps sont
minces, gracieux, jaillis comme des tiges de la gaine fuselée du vêtement. Les
visages arrondis, au nez fin, semblent vous sourire personnellement avec leur
regard direct et leurs lèvres charnues, que souligne en général une fossette
au menton (Tête de divinité. Origine inconnue.
style du Baphuon, milieu du XIe siècle. Grès; 0.22m. Musée de Chartres).
Enfin
les hasards de la découverte nous ont rendu une partie du colossal Vishnu en
bronze qui ornait le Mebon occidental. Ce petit temple était assez exceptionnel
par ses dispositifs. Il consistait essentiellement en une enceinte carrée de
100 m de côté, ouverte sur chaque face par trois petits pavillons régulièrement
espacés. A l'intérieur , presque toUt l'espace était occupé par un vaste
bassin aux bords parementés cernant un îlot carré; une chaussée partant du
pavillon d'entrée médian Est permet d'y accéder. Les dispositifs existant sur
cet îlot ont disparu. Pour autant que nous puissions les restituer d'après les
textes, on y voyait un colossal Vishnu en bronze «crachant sans cesse de l'eau
par son nombril». Il s'agissait sans doute de la statue de Vishnu dormant entre
deux créations de mondes et flottant sur les eaux primordiales. De fait, au
fond d'un puits octogonal remarquablement appareillé, on a retrouvé la tête
et une partie du buste de cette oeuvre (Vishnu
plongé dans le sommeil cosmique et flottant sur l'océan primordial. Mebon
Occidental, Angkor. style du Baphuon : milieu du XIe siècle. Bronze; 1.44m;
Musée National de Phnom Penh).
A
l'origine elle devait mesurer plus de 4 m de long. Coulée à la cire perdue par
éléments indépendants et soudés ensuite, elle était jadis incrustée de métaux
précieux, peut-être de pierres fines et d'émail pour figurer les yeux. Déjà
par sa seule technique cette pièce extraordinaire mérite l'admiration et fait
saisir la prodigieuse habileté des bronziers khmers. Tout aussi belle est
l'admirable tête du Siva de Por Loboeuk, récemment découverte, qui vient
confirmer que l'art du bronze atteignit à l'époque du Baphuon une perfection
et une grandeur monumentale surpassées seulement par la Grèce (Tête
de Siva. Por Loboeuk, Kralanh, Siemreap, Cambodge. style du Baphuon : milieu du
XIe siècle. Bronze doré, incrusté de métal et de plomb églomisé; 0.32m.
Dépot de la Conservation d'Angkor à Siemreap). Nous devons
d'autant plus y insister que nous savons, par les textes, que les idoles
principales d'Angkor étaient précisément en métal et que la pierre était
laissée aux pièces secondaires. Nous sommes donc réduits - tout comme pour la
statuaire grecque classique - à juger de la plastique khmère à travers les
oeuvres les moins importantes. Le Vishnu du Mebon, le Siva de Por Loboeuk nous
font pleinement comprendre la différence qui devait exister entre ces
techniques. En effet, libérés de toute frontalité, de toute contrainte du matériau,
ces bronzes prodigieux s'étendent dans l'espace avec une force incomparable. Au
Vishnu du Mebon un des bras soutient la tête ensommeillée, cependant que les
autres animent l'espace sur les plans postérieurs et que la coulée du buste
alangui donne la ligne majeure du thème. Bien que dépouillé de ses
incrustations, le visage calme et majestueux est encore d'une vie intense. Celui
du Siva de Por Loboeuk n'est pas moins puissant. Il ne fait pas de doute que
nous avons là probablement les plus magnifiques bronzes de toute l'Asie, et ils
ne nous consoleront jamais de toUt ce qui a dû disparaître dans les creusets
des pillards d'Angkor . . .