3. LA FONDATION D'ANGKOR (802-900)

 Vers la fin du VIIIe siècle l'empire du Tchen-Ia était entièrement disloqué ainsi que le prouve, au premier rang, l'épuisement de son art.

Cependant, malgré les quelque six siècles d'existence qu'elle comptait déjà la civilisation des Khmers indianisés n'était nullement engagée  dans une impasse. La crise fut surtout formelle et sans doute politique.

Il semble que les structures des premiers états indianisés, qui n'étaient après tout que de modestes principautés, n'avaient pas résisté à la brusque extension du Tchen-la et se trouvaient dépassées par les problèmes que posait l'administration de tant de peuples répartis sur de si vastes territoires. Il est probable que la coupure, désormais totale, des relations commerciales avec l'Inde, et d'une façon plus générale de toute économie d'échange privait le Tchen-la d'une des sources principales de la prospérité founanaise. Or les capacités de production de l'agriculture primaire du Tchen-la se trouvaient insuffisantes pour y pallier. Il fallait trouver une nouvelle organisation à la fois politique, sociale et économique convenant à un état continental maître de toutes les basses terres, ou presque, d'Indochine méridionale.

C'est très exactement ce qui va se passer durant la première moitié du IXe siècle: la naissance d'Angkor est l'aboutissement d'une réorganisation complète de toute la société khmère et de ses techniques de subsistance, véritable révolution que l'on n'a guère soupçonnée jusqu'ici, ne voyant que le renouvellement de l'art ou de la religion. Mais ceux-ci ne sont que les expressions de l'évolution des structures profondes et n'auraient pu changer indépendamment de ces dernières.

 3.1 LES ORIGINES D'ANGKOR

 Faute de textes nous ne savons absolument pas comment cette renaissance se prépara. Il est certain qu'elle vint des Khmers mêmes, car aucun exemple extérieur, si ce n'est la force, ne saurait amener par sa seule vertu une société à modifier d'elle-même ses structures intimes. Or le Tchen-la ne fut pas envahi. Nous verrons aussi que plusieurs personnalités exceptionnelles précipitèrent ce mouvement. Et nous ne sommes nullement enclins à minimiser l'action individuelle sur les destins des peuples.

Toutefois en dehors de ces Suppositions, malgré tout théoriques et fondées seulement sur ce que nous croyons être les «lois» de l'évolution humaine, aucun document ne nous éclaire.

Le seul facteur que nous connaissions, historiquement parlant, est extérieur: ce fut l'influence de l'Indonésie. Peut-être parce que nous ne saisissons que celle-ci, nous avons tendance à en exagérer l'importance.

Pourtant je considère qu'on n'en a pas assez tenu compte, et qu'elle joua probablement un rôle décisif dans la naissance d'Angkor .

 3.1.1 Srivijaya et les Sailendra

 On a vu en étudiant les arts d'Indonésie, l'ascension au VIIe siècle du vaste empire de Srivijaya qui, à partir de Palembang, engloba bientôt toute l'Insulinde occidentale, de Sumatra à la Péninsule malaise. Sa civilisation nous est attestée par les auteurs chinois qui en célèbrent l'éclat, en particulier la prospérité que le bouddhisme y connut. En fait il semble bien que Srivijaya bénéficia, en lui succédant, de l'hégémonie commerciale du Fou-nan et régna, grâce à celle-ci, sur les mers du sud - ce qui, peut-être, explique que le Tchen-la, quant à lui, ait dû renoncer à cet empire. A partir du second quart du VIII e siècle le pouvoir passa à Java central où se développa la forte dynastie des Sailendra, les constructeurs des temples grandioses qui, du Chandi Kalasan à Borobudur , constituent les plus belles illustrations du bouddhisme que l'Asie tout entière ait Connues.

Les souverains Sailendra se posaient en héritiers directs des rois du Fou-nan, et on a proposé récemment d'y voir effectivement les descendants de Founanais réfugiés à Java après la conquête de leur pays par le Tchen-la. Ils portaient le titre de «roi de la montagne» et  se paraient de celui de Maharaja: «le grand roi», prétendant à l'hégémonie universelle.

Même s'ils ne réalisèrent pas toutes les conquêtes dont ils se flattent dans leurs inscriptions, ils dominèrent durant le VIII e siècle la partie méridionale de la Mer de Chine. La Malaisie, bien entendu, et en particulier la région de Ligor; mais on les voit également razzier les côtes chames en 774 où ils brûlent le sanctuaire du Po Nagar à Nha-trang ; de nouveau en 787 où ils incendient celui de Phan-rang. Ils abordent avec moins de succès en 767 au Tonkin.

Et même il y a des raisons de croire qu'ils abattirent un des derniers rois du Tchen-la finissant; du moins ils possédaient sur ce pays un droit de suzeraineté certain puisque reconnu par les Khmers eux-mêmes à la fondation d'Angkor. Leur essor fut donc un des événements politiques les plus importants de l'histoire de l' Asie du sud-est.

 3.1.2 L'expansion de la civilisation javanaise

 Bien davantage encore que cette fortune c'est l'importance du mouvement de civilisation ainsi déclenché qui nous concerne ici. On sait l'éclat de l'art bouddhique des Sailendra. Il exprime un vaste mouvement de foi mahayaniste amorcé en Inde Pala et propagé par les Javanais et les Sumatranais. Il se manifeste en Malaisie sous forme d’œuvres du style de Srivijaya et l'on peut croire qu'il est en partie aux origines de ce renouveau de la sculpture mahayaniste déjà signalé durant le style de Prei Kmeng. Plus tard, vers le milieu du VIIIe siècle, on doit citer les deux magnifiques torses d'Avalokitesvara découverts à Chaiya

(Avalokitesvara, Chaiya, Suratthani, Siam. Art de Srivijaya : milieu du VIIIe siècle. Bronze; 0.63cm. Musée National de Bangkok). Ils ne sont, d'ailleurs, que les plus belles créations d'un ensemble constitué par d'autres pièces, par exemple l'Avalokitesvara découvert dans une mine d'étain du Perak (Musée de Taiping). Ces oeuvres, malgré l'interprétation javanaise, montrent l'influence très nette de l'art pala. Elles furent probablement connues des premiers artistes angkoriens.

En Malaisie toujours, il est possible que la plupart des vestiges archéologiques découverts dans le centre du pays comme dans le Perak, remontent à cette période et non aux premiers temps de l'indianisation comme on le dit généralement. Ce serait le cas, à notre sens, du petit temple récemment fouillé exhaustivement et reconstruit, sur le Sungei Batu Pahat (Nord Perak). On a découvert dans ses fondations des cassettes en pierre contenant des symboles sivaïstes en or, qui rappellent étrangement les «reliquaires à neuf chambres» d'Indonésie. Ce n'est pas seulement les religions indiennes que l'Indonésie répandait ainsi. Le rituel royal des Sailendra et des éléments hindouistes traditionalistes réfugiés dans l'Est de Java, le titre de «roi de la montagne», les cultes posthumes des souverains et la prééminence accordée au linga comme symbole du pouvoir, furent une des sources des institutions angkoriennes. En bref, les Sailendra surtout montrèrent au Tchen-la un exemple admirablement illustré par un art alors sans rival, d'une grande civilisation centrée autour du pouvoir royal.

3.2  JAYAVARMAN II

 Cela très directement en la personne de Jayavarman II qui vécut à Java.

Ce prince se rattachait par des liens assez lâches aux anciennes dynasties du Cambodge. A la suite de circonstances mal définies - prisonnier ou élève docile ? - il séjourna à la cour des Sailendra. Il revint au Cambodge, vers 790; imprégné de culture javanaise et sans doute soucieux de l'imiter.

Son retour, soulignons-le, correspondit à une période de fléchissement dans le pouvoir des rois javanais, ce qui l'explique peut-être.

Le nouveau roi entreprit de rassembler les terres démembrées du Tchen-la. Les étapes de sa marche sont matérialisées par une série impressionnante de capitales qu'il fonda successivement : d'abord Indrapura, dans l'Est de Kompong Cham, peut-être l'actuel Banteay Prei Nokor. Puis il se dirige vers les provinces au nord des Lacs, qu'il ne quittera plus guère car elles deviendront le foyer de sa puissance. Il s'installe à Kuti, près de l'actuel Kutisvara dans le groupe même d'Angkor; à Hariharalaya, la moderne Roluos ; en Amarendrapura, sans doute la ville centrée sur Ak Yum, et plus tard engloutie sous le Baray occidental. Enfin en 802 il fonda Mahendraparvata, sur le Phnom Kulên, à quelque 30 km au nord-est d ' Angkor .

Le choix de ce site est caractéristique. En pratique il est inhabitable, et très tôt il sera abandonné. L'intention était avant tout symbolique. Afin d'être à son tour un «roi de la montagne» et un souverain universel, Jayavarman II choisit tout simplement une montagne représentant très effectivement le Meru où trônent les dieux autour d'Indra, leur roi, auquel il s'identifiera ainsi. Il fit venir spécialement un savant brahmane versé dans ce rituel pour réciter les textes consacrés, ériger le linga du dieu suprême, Siva. Ce linga, source de tout pouvoir et où réside 1'âme du roi, demeurera l'emblème du royaume khmer. Par ces actes il fit en sorte que «le pays des Kambujas ne fût plus désormais dépendant de Java et qu'il n'y eût plus qu'un seul souverain, qui fût universel», comme disent les inscriptions. Après ce rite fondamental Jayavarman II continua de résider à Roluos où il mourut en 850. Son fils Jayavarman III lui succéda et y vécut jusqu'en 877. Le seul mérite de ce dernier semble avoir été de chasser les éléphants.

Ainsi donc Jayavarman II fut bien le fondateur de la puissance angkorienne, et, plus qu'au sens politique: au sens religieux.

Non seulement il libéra son pays des liens de vasselage avec Java, qui devaient être fortement ressentis pour que l'on mît tant de solennité à les dénouer, mais encore il assit sa puissance sur la religion, légitimant le rôle du roi en le transcendant d'une délégation divine. Certes, c'était là une vieille idée tant aux Indes qu'en Indochine même. Pourtant on voit par l'éclat conféré à cet acte que celui-ci était nécessaire afin de renouer des liens relâchés durant la décadence du Tchen-la. Et même il fut plus important que tout ce que l'on avait connu jusqu'ici. Cela fut ressenti dès ce temps-là. Car nous ne possédons aucune inscription de Jayavarman II lui-même. Tout ce que nous en savons est contenu dans les textes de ses successeurs, tous les rois d'Angkor se sentaient directement issus et légitimés par son acte, création au sens plein du terme de leur puissance.

Le règne de Jayavarman II, consolidé par celui de son fils, a complètement modifié le cours de l'évolution khmère. Le pays est de nouveau unifié sous un pouvoir unique, solidement établi, et sans doute incontesté.

La capitale est désormais sur cette rive nord des Lacs, au cœur même du Cambodge, à égale distance de tous les points de l'empire, reliée à la mer par le fleuve, entourée de terres fertiles, de forêts giboyeuses, de carrières de pierre. Enfin, la vie est animée par une forme particulière du sivaïsme qui explique tout l'ordre, moral et intellectuel, de la société.

Un art rejaillissant plein de vigueur nouvelle vint matérialiser cette renaissance.

3.3 LE STYLE DU KULÊN

 Les constructions de Jayavarman II sont assez nombreuses et jalonnent presque toutes ses résidences. On en trouve à Sambor Prei Kuk - la tour C I -, à Banteay Prei Nokor, à Roluos - la tour nord du Prasat Prei Prasat, le second état de Svay Pream -, et surtout au Kulên. Ces simples tours en brique n'offrent pas de grandes différences avec les structures des périodes antérieures et atteignent rarement la grandeur de celles de Sambor. Elles sont sur plan carré ouvertes à l'Est avec, par symétrie, de fausses portes sur les trois autres côtés. Il semble que le couronnement par étages décroissants reproduisant l'ordre du corps principal se généralise, et que la couverture en voûte dérivée de l'Inde disparaît. Seule peut-être la tour de Krus Preah Aram Rong Chen, qui sur le Kulên semble avoir abrité le linga sacré, marque un effort pour représenter une montagne sous la forme d'une pyramide à étages. En fait c'était la colline elle-même qui symbolisait très concrètement le mont Meru.

Une hypothèse, plausible, pourrait néanmoins placer sous Jayavarman II l'invention d'une formule qui aura tant de succès et illustrera, entre toutes, l'architecture khmère: le temple-montagne. En effet Ak Yum, au centre de la ville du Baray occidental, si celle-ci est bien Amarendrapura, pourrait remonter dans son second état aux environs de 800 apr .J.-C. C'était alors une pyramide en brique à trois étages couronnée de cinq tours disposées en quinconce. Dans cette vaste plaine au bord des lacs, elle restituait artificiellement la montagne sacrée où l'on érigea le linga emblème de Siva. Vers la fin du style, sous Jayavarman III, les tours du Prasat Kok Po A et B et le second état de la tour centrale de Trapeang Phong montrent bien les conceptions architecturales de cette époque (voir page 90).
C'est dans le décor que le style du Kulên marque un renouvellement complet. Il est manifeste que ceci est voulu. Tout se passe comme si Jayavarman II avait rassemblé tous les artistes du pays pour susciter un art digne de ses desseins grandioses. On voit même sur le Kulên un sanctuaire composé de trois tours sur une terrasse unique, le Prasat Damrei Krap, qui est si nettement cham - du style contemporain de Hoa-Iai -, qu'on le croirait sorti des mains d'artistes venus de ce pays. Et peut-être qu'ainsi le roi associa le royaume voisin à son entreprise de libération de lava ou à ses visées unitaires. Tous les autres détails de son art accusent les mêmes recherches, qui vont de la reprise de motifs des arts anciens du Tchen-la à l'emprunt délibéré aux esthétiques voisines.

Les linteaux, surtout, et en contraste total avec ceux du style de Kompong Preah, montrent cette renaissance 

(Linteau du style de Kulên, 1ère moitié du IXe siècle). L'arc central est de nouveau souvent orné à ses extrémités par des makara - comme à Sambor - ; de petits cavaliers jaillissant du feuillage l'entourent. D'autres ornements sont empruntés à l'extérieur: au centre tête de kala, le monstre familier des îles et sur les extrémités de l'arc, makara crachant une pendeloque orfévrie qui, tous deux, viennent de Java ; ou encore makara crachant une biche, venant cette fois du Champa. Les colonnettes sont le plus souvent polygonales, ornées de bagues au quart et de filets au huitième, avec de part et d'autre des bagues et sur chaque pan, une feuille sculptée de face. Les frontons, avec leur profil surbaissé et leurs tympans décorés au centre d'un personnage divin, sont influencés par l'art cham.

3.3.1 La Statuaire

 Beaucoup plus que l'architecture, moins pourtant que le décor, la statuaire du Kulên ressuscite après le dessèchement du style de Kompong Preah. Les premières oeuvres - comme par exemple le beau Vishnu de Rup Arak -, conservent encore l'arc de soutien. Plus tard elles s'en débarrassent, ne prenant plus appui que sur des massues latérales. Les corps, très discrètement hanchés, sont assez bien modelés; cependant ils tendent à la convention et accusent un peu trop d'embonpoint. Les visages, larges et calmes, sont ornés d'une courte moustache; les cheveux s'avancent en pointe sur les tempes, et les sourcils sont de plus en plus représentés par une seule ligne horizontale presque coupante. Tous sont coiffés d'une mitre cylindrique. A la fin du style apparaissent les diadèmes orfévris, plus tard caractère fondamental de la sculpture khmère. Les vêtements, courts, conservent la poche stylisée sur la cuisse et y ajoutent une chute frontale double en forme d'ancre. Nous ne connaissons pas d'images féminines pour cette période.

En un sens l'art de Jayavarman II reste modeste, bien en deçà de la perfection de la statuaire du Prasat Andet ou de la somptuosité de l'architecture à Sambor. Mais inversement, considéré par rapport au style de Prei Kmeng et surtout de Kompong Preah, il mérite cette qualification de renaissance que nous lui avons donnée, et exprime dignement le changement fondamental amorcé par le grand roi.

3.4  INDRAVARMAN

 C'est au second successeur du créateur d'Angkor : Indravarman -877 - 889 -, que l'on doit la fondation effective de la puissance angkorienne, cette fois sur le plan politique aussi bien que social et économique.

Très probablement un usurpateur, ce roi eut pourtant un règne pacifique. Son autorité était reconnue jusqu'en Cochinchine, jusqu'à U Bon, au Siam, et même peut-être au Champa. C'était de plus un homme profondément cultivé élève, à travers son maître le brahmane Sivasoma, du grand philosophe hindou Sankara, restaurateur de l'orthodoxie brahmanique. Sivaïte fervent, il cherchera à développer le culte posthume du souverain qui s'était établi avec Jayavarman II, sans doute à l'imitation de Java.

Le progrès essentiel de son règne fut la création de la «cité» angkorienne en tant que système d'exploitation de l'espace. Jusqu'ici, comme oublieux de l'admirable réseau hydraulique du Fou-nan, les Khmers s'étaient contentés d'une agriculture relativement précaire. Nous avons vu au Tchen-la qu'ils pratiquaient sans doute une irrigation modeste, ou du moins savaient emmagasiner dans des bassins et des douves de l'eau pour la saison sèche. De même les sites d'habitat du Cambodge continental, antérieurs à Indravarman, montrent seulement quelques réservoirs creusés à proximité, et c'est tout. La Roluos de Jayavarman II offrait exactement le même aspect. Pourtant la région d'Angkor ne pouvait être réellement exploitée qu'avec abondance d'eau, que les rivières ou les pluies ne pouvaient l'assurer .

Indravarman qui continua de résider à Roluos y réalisa un système hydraulique proprement admirable. D'où tira-t-il ses exemples ? Nous l'ignorons. Peut-être simplement pressé par une population en expansion que les rizières inondées par les pluies ne pouvaient plus nourrir , imagina-t-il de reprendre les anciennes techniques de l'eau captée du Tchen-la, en les décuplant. En tout cas Angkor lui fut redevable d'une irrigation si intelligemment adaptée au terrain, si souple et si efficace, qu'elle sera imitée telle quelle par la suite et assurera pour trois siècles la prospérité éclatante du pays. Le premier stade fut, à l'avènement même du roi, l'établissement d'un immense lac artificiel nommé l'Indrataka, le Lac-en-pierre d'Indra, qui subsiste sous le nom de baray (en cambodgien: «lac artificiel») de Lolei. Il mesure 3.800 m de long sur 800 de large et se trouve constitué par des digues en terre qui retenaient les eaux captées d'un des deux cours d'eau permanents de la région: le stung Roluos. En aval, c'est-à-dire sur un sol situé en contrebas du plan d'eau ainsi créé, des canaux d'irrigation distribuaient les réserves liquides dans les rizières, coulant simplement au long de la pente naturelle.

Très savamment, de plus, ces eaux dessinaient et desservaient toute la ville. Tout d'abord, elles s'accumulaient dans les douves du temple de Preah Ko construit en aval de Lolei. Puis, toujours suivant la déclivité du terrain du nord vers le sud, elles alimentaient le double anneau de douves qui entourent le temple-montagne du roi, Bakong. Ensuite elles passaient dans les douves du palais royal, le Prasat Prei Monti et, enfin, à travers les rizières gagnaient la berge du lac où elles se dégorgeaient.

Bien entendu ces canaux et ces douves servaient également à la batellerie, et en particulier permettaient un accès direct vers la capitale en venant des Lacs. Mieux: si l'on suppose que les douves étaient creusées d'abord, on voit que les déblais constituaient la plate-forme sur laquelle on éle­vait le temple. Ainsi disposait-on tout autour du chantier d'une voie d'accès idéale permettant d'approvisionner les bâtisseurs, en particulier d'amener facilement les énormes cubages de pierre nécessaires.

La cité angkorienne qui apparaît là n'est donc plus une simple concentration d'habitations avec un temple pour les dieux qui la protègent. Elle est devenue un système rationnel d'exploitation du sol, utilisant au mieux les ressources naturelles, palliant leur précarité, voire leur absence.

Sa fondation est donc vitale, au sens étymologique du terme. Sans elle il eût été impossible de réunir les masses considérables de soldats, de fonctionnaires, d'artisans requises pour administrer le pays, le garder, élever et entretenir les grands temples royaux. Sans elle le Cambodge n'aurait pas connu l'essor démographique, la production des surplus nécessaires à une grande nation aux techniques diversifiées. Sans elle le sol se fût vite épuisé ou l'expansion du pays eût été réduite. Tout au long des siècles à venir nous verrons les grands souverains suivre la même démarche et créer des cités nouvelles, c'est-à-dire étendre le réseau hydraulique. Bien loin d'être une manifestation de leur mégalomanie ces entreprises, qui se succédaient en s'imbriquant, augmentaient la zone cultivable et multipliaient sa richesse.

Corollairement on conçoit que ces formidables entreprises, qui ne pouvaient être menées à bien puis entretenues et gérées que par un état exceptionnellement fort et centralisé, rendaient encore plus impérieuse et chargée de puissance quasi magique la personne du roi. C'était bien le souverain universel à l'image et par délégation des dieux. Il créait toute vie en arrosant la terre, sans lui desséchée par le soleil. Il ordonnait les saisons, le calendrier des travaux agricoles: le retour des pluies et des eaux dans les canaux. Si quelque trouble survenait dans son empire, il l'apaisait. Si quelque modification apparaissait dans l'ordre universel, il intervenait de même auprès des dieux dans le temple qu'il élevait à cet effet au sein de la cité. Tout tournait autour de lui. Pivot de l'univers, comment n'aurait-il pas revêtu une personnalité supra humaine ? Lui-même croyant, comment n'aurait-il pas désiré devenir, au moins après sa mort, un de ces dieux dont il remplissait toutes les fonctions ? Tout naturellement les souverains khmers vont prolonger leur rôle très concret et si efficace dans cette existence en instaurant des cultes qui, après leur mort, assureront leur déification.

Le temple où ils officiaient de leur vivant deviendra ensuite leur temple funéraire. Souvent leur statue y sera érigée, sous les traits du dieu auquel ils voulaient être assimilés. Et même dans certains cas leurs cendres pouvaient y être déposées.

Nous voici désormais devant tout l'ordre khmer constitué. Par Indravarman, l’œuvre de Jayavarman II est enracinée: Angkor est fondée et ne cessera de croître. Plus encore que les textes, les monuments d'Indravarman vont exprimer cette seconde phase, impressionnante.

3.5 LE STYLE DE PREAH KO

 L'art d'Indravarman porte le nom du premier sanctuaire: Preah Ko, élevé par le roi en 879 à la mémoire de Jayavarman II et de ses propres ancêtres. En 881 il construira Bakong, son temple-montagne. Ces deux oeuvres montrent tous les changements survenus dans Angkor et que nous venons de suivre sur le plan économique. Cela se reflète tout spécia­lement par l'apparition des grandioses perspectives dans lesquelles se situent désormais les temples. Car le tracés de leurs canaux, leurs mer­veilleux plans d'eau les Khmers surent encore les utiliser pour mettre en valeur leurs temples. Conséquence logique en apparence puisque ces sanctuaires symbolisaient cet ordre universel lui-même. Mais enfin les artistes angkoriens surent en tirer un parti de génie. On ne dira pas assez qu'ils ont été les seuls au monde, avec les architectes français du XVIe et du XVIIe siècle, à penser une «architecture de l'espace», peut-être une des formes les plus raffinées de l'art.

3.5.1 L'architecture

 Preah Ko, situé sur le côté oriental d'une vaste enceinte qui renfermait peut-être une partie de la capitale, déploie sur une terrasse unique six tours en brique (voir plan de Preah Ko – fig.14): trois de front sur une première rangée, qui contiennent les statues divinisées des ancêtres mâles du roi; puis trois autres derrière, consacrées à la lignée féminine. Ces tours n'offrent rien de très nouveau. Elles ont seulement l'avantage, considérable, d'avoir conservé une gran­de partie de leur décor modelé dans le stuc. De puissants rinceaux en crosses de feuillage, ornées de bagues orfévries et de lotus bleus, montent le long des pilastres. Le haut des panneaux est orné d'exquis petits per­sonnages se balançant sur des anneaux tenus dans la gueule d'un mons­tre. Innovation: au centre de ces panneaux sont encastrées des dalles de grès, sculptées en haut-relief de divinités protectrices. Celles-ci copient l'art de Java, notamment les nombreux bijoux et les perruques hirsutes de boucles des divinités masculines.

Les linteaux reprennent en les affinant, les innovations de ceux du Kulên. L'arc central est définitivement traité en branche de feuillage, souvent terminée par des têtes de naga. De charmants petits cavaliers en jaillis­sent. Au-dessus, une rangée d'orants sont représentés à mi-corps. Les frontons sont décorés de scènes à deux ou trois personnages

 (Linteau du style de Preah Ko, 4ème quart du IXe siècle). Le temple de Lolei, édifié en 893 par le successeur d'Indravarman, continue ce style en le codifiant quelque peu. Il comprend quatre tours de brique sur le même schéma, ornées d'admirables linteaux.

 

3.5.2 Le temple-montagne

 L 'oeuvre à tous égards la plus importante d'Indravarman est le monu­ment que, sa capitale créée, ses devoirs rendus aux ancêtres, il consacra en 881 : le temple-montagne de Bakong. Nous avons dit que le premier essai du genre fut peut-être Ak Yum sous Jayavarman II.

Mais Indravarman lui donna un éclat incomparable. Au centre de l'immense plaine de Roluos prolongée encore par l'horizon des lacs, et qu'il ne pouvait plus quitter puisqu'il y avait enraciné son peuple, le roi voulut néanmoins ériger le linga du Seigneur suprême là où il sied qu'il trône: au sommet du Meru. Pour cela il créa de toutes pièces une mon­tagne artificielle en grès. Bakong est une pyramide formée de cinq terrasses carrées (65 X 67 m à la base; 20 X 18 au sommet – voir plan fig.16 page 94 – photo page 95) superposées et régulièrement décroissantes. Le dallage de la terrasse supérieure est à I4 m au-dessus du sol de départ. Le sanctuaire terminal primitif a dis­paru; celui que nous voyons aujourd'hui est une reconstruction de beaucoup postérieure puisqu'elle date du XIIe siècle - encore que son décor ait volontairement imité celui de l'époque d'Indravarman.

Ces terrasses représentent les mondes étagés qui composent l'univers. Aux angles, des éléphants de pierre en assurent la stabilité. Sur le pourtour de petites tours, en grès également, abritaient probablement des divinités protectrices, ou représentaient les planètes. Alentour des sanc­tuaires annexes et des bâtiments en brique complétaient le dispositif. En­fin, deux enceintes successives en pierre alternant avec deux douves, renfermaient cette cité divine. Franchissant la douve intérieure, dans l'axe des portes principales est et ouest, des digues permettent l'accès au temple. Elles sont bordées d'immenses naga en grès. Encore très mala­droits, posés à même le sol et redressant lourdement d'épais capuchons, ils annoncent cette admirable création de l'architecture khmère: le naga ­balustrade. A l'origine, ils étaient poursuivis par de gigantesques garuda en ronde bosse, illustrant le thème classique en Inde de la lutte du Garuda et du Naga.

Les moyens architecturaux sont relativement simples. L'effet, pourtant, est saisissant. La pyramide de Bakong est la première grande création de l'architecture khmère; elle en restera une des plus puissantes. Or le problème se pose de son origine. Certes, tout la justifie dans l'évolution des idées que nous venons de voir aboutir à la civilisation angkorienne. Certes Ak Yum peut l'avoir inspiré. Il n'en reste pas moins que Bakong semble surgi du néant. Pourtant, contrairement à ce que l'on a tendance à croire dans le domaine plastique et tout spécialement pour les arts religieux, les créations pures sont rarissimes. Par ailleurs nous avons vu tout au long de cette période les multiples influences exercées par Java dans tous les domaines. On n'a pas réalisé semble-t-il jusqu'ici, l'éton­nante ressemblance de Bakong et de Borobudur. La construction en pierre; le dispositif des terrasses décroissantes et superposées desservies par des escaliers axiaux abrités au départ par un pavillon; de multiples détails du décor: le rapprochement est en réalité saisissant. Bakong ne serait-il pas, tout simplement, une tentative d'Indravarman pour égaler , au moins, ces rois Sailendra dont les souverains khmers cherchèrent si visiblement à secouer le joug tout en rivalisant avec eux de puissance ? A notre sens la réponse doit être affirmative si l'on admet que l'un est bouddhique et l'autre sivaïte et encore que certains problèmes d'écarts chronologiques doivent être résolus avant d'en faire une certitude.

3.5.3 La Statuaire

 La statuaire du style de Preah Ko marque la dernière étape de cette recherche commencée au Phnom Da: la ronde bosse pure.

Désormais les corps sont libres de tout étai ou artifice. Plus même: avec les garuda poursuivant les naga des chaussées de Bakong, les sculpteurs de cette époque ont osé la représentation du mouvement par un corps se déplaçant dans l'espace. Qu'on y songe bien: c'est la seule tentative en ce sens du monde plastique, avec celle des Grecs! Enfin, ils créèrent des formules nouvelles tels que les groupes statuaires. Le plus bel exemple, érigé dans une des tours de brique annexes de Bakong, est celui d'Indravarman en­cadré des ses deux épouses favorites, qui l'enlacent tendrement.

Pourtant les traitements commencent à se standardiser et à se mécaniser . Les corps masculins sont encore très légèrement hanchés, mais ils pren­nent de l'embonpoint et leurs jambes sont fort laides. Les visages restent très proches de ceux du Kulên et, trait nouveau, sont ornés d'une barbe en collier. Le costume est lisse, avec toujours le drapé en poche et une chute frontale en ancre simple. Les corps féminins, aux formes généreu­ses, présentent une calme harmonie de composition. La jupe est ornée par devant d'un faisceau de plis verticaux tombant de la ceinture, d'un petit bord plissé rabattu et d'un pan triangulaire sur la cuisse gauche, très typique. Toutes les images portent désormais un diadème.

Le fait essentiel est l'apparition du relief. D'abord avec les figures sur dalle de grès encastrée des tours en brique. Puis à Bakong même avec de véritables bas-reliefs. En effet le mur de la cinquième terrasse du temple était entièrement décoré d'une frise continue de scènes mytholo­giques. Hélas cette oeuvre, certainement un des sommets de l'art khmer, a été presque entièrement effacée par le temps. Il n'en reste que quelques fragments admirables pour en juger et la regretter. Par exemple cette scène où un démon abat d'un prodigieux coup de taille l'enseigne de ses adversaires portée à bout de hampe

 (Bas relief du Bakong; Angkor. Style de Bakong : 881 apr.JC). Elle atteste l'inspiration javanaise, plus que manifeste dans le dispositif même et les détails d'exécution. Elle montre aussi le mouvement, la vie, le sens de la plastique du sculpteur khmer. On voit ainsi que Indravarman a su dans ses oeuvres au moins égaler celles des Sailendra, et que son art est digne de son génie civilisa­teur.

 

3.6 YASOVARMAN

 Yasovarman, fils d'Indravarman, lui succéda en 889. Par sa mère il descendait des plus anciennes familles royales du Fou-nan. Il eut pour précepteur un brahmane membre de la famille sacerdotale que Jayavarman II avait attachée au culte du linga royal. Fils d'Indravarman, héri­tier des souverains universels du Fou-nan, élève spirituel de Jayavarman II, il réunissait en sa personne toutes les tendances qui avaient présidé à la naissance d'Angkor. Il va les nouer en un faisceau admirable de constructions et de réalisations qui feront définitivement le Cambodge angkorien.

Nous avons dit qu'une de ses premières fondations fut le temple de Lolei, à la mémoire de son père, au centre de ce lac qui avait apporté la vie à Roluos. Ainsi s'établit définitivement le culte des rois défunts.

Mais la Roluos aménagée par Indravarman ne pouvait plus se développer puisqu'elle exploitait déjà dans cette zone et jusqu'au lac, toutes les terres cultivables. A la fois pour enrichir son pays par une nouvelle tran­che de travaux d'équipement, peut-être aussi afin de surpasser Son père ­l'orgueil ne sera pas le moindre défaut des rois khmers -, Yasovarman choisit au nord-ouest de Roluos la seconde rivière permanente du pays d'Angkor et l'asservit à ses projets. Il utilisa la même technique de l'eau captée en amont et emmagasinée afin de la distribuer au long de la pente naturelle. Et il le fit à une échelle sextuplée! Son lac artificiel fut le Yaso­dharatataka, l'actuel Baray oriental, plan d'eau long de 7 km et large de 1,800 km! Alimenté par la rivière de Siemreap il se remplissait à son angle nord-est, puis redégorgeait par son angle sud-ouest dans le lit de la même rivière canalisée qui constituait la douve orientale de la capi­tale: Yasodharapura, dignement nommée d'après son fondateur. Sur les autres côtés d'énormes douves complétaient le tracé, et la cité ainsi déli­mitée avait plus de 6 km de côté. A l'intérieur comme en dehors, les rizières étaient fertilisées et cela jusqu'aux lacs, par l'eau ainsi dirigée. Par rapport à la Roluos d'Indravarman la superficie mise en culture était multipliée par six. Tout ce plan avait été ingénieusement disposé pour que le centre en fût une colline naturelle, le Phnom Bakheng. Cette organisation se révéla si efficace qu'elle demeura le centre de presque toutes les grandes capitales angkoriennes qui lui succédèrent.

En dehors de cet ensemble magistral nous ne connaissons guère les gestes de ce roi. De par ses inscriptions on croit que Son pouvoir s'étendait du Bas-Laos au Golfe de Siam. Il est possible qu'il ait eu à repousser encore une incursion maritime d'Indonésiens. Nous le voyons surtout multiplier les fondations pieuses, comme des ermitages auprès de tous les lieux de culte du royaume, ou des monastères pour chacune des grandes sectes, y compris celles d'inspiration bouddhique. Il mourut en 900 et reçut, selon la tradition établie depuis Jayavarman II, un nom posthume sivaïte.

3.7 LE STYLE DU BAKHENG

 L'art de Yasovarman est désigné sous le nom du temple-montagne qu'il éleva en 893 au centre de sa grandiose capitale sur la colline du Bakheng. C'est l'application des principes posés par Bakong, avec une maîtrise due à cette expérience.

Cinq terrasses, très pures de ligne, se superposent sur plan carré - 76 m à la base; 47 m au sommet, pour une hauteur totale de 13 m. Les escaliers axiaux n'ont plus de pavillon-porche à leur départ, ce qui accentue l'élan de la pyramide, vigoureusement enlevée sur ces coupures d'ombres contrastées. Au Sommet cinq tours disposées en quinconce constituaient le sanctuaire. Elles sont entièrement construites en grès, pour la première fois dans l'art khmer. Sur les gradins on trouve des tours annexes, comme à Bakong,  plus nombreuses et plus importantes en grès toujours. Cet ensemble répondait à une symbolique remarquablement subtile qui montre le degré d’élaboration de cette civilisation. Le Bakheng est une véritable carte du ciel et de l’univers On y compte cent huit tours régulièrement disposées au tour de la cent neuvième, sanctuaire principal au centre et au sommet. D’une part c’est le Meru qui est représenté. On compte bien sept plans que le mont sacré est censé posséder constitués ici par les cinq étages, le niveau de base et celui des sanctuaires. Les tours sont ordonnées de telle façon que l’observateur dans l’axe de chaque face, ne peut en apercevoir à la fois que trente-trois seulement. Or le Meru est, dans la mythologie indienne, habité par trente-trois dieux ainsi étagés jusqu’au seigneur suprême Par ailleurs cent huit est le pro­duit par quatre le quatre phases de la lune c’est-à-dire le mois - de vingt-sept - les vingt-sept mansions lunaires c’est-à-dire les jours. Dans le système indien le cycle complet du temps était aussi exprimé par soi­xante qui était le nombre d’années que Jupiter était censé parcourir pour revenir à sa position initiale. Et de fait, les tours sont réparties par le plan en deux séries de soixante. N'oublions pas, enfin, que nous sommes sous les tropiques et que par conséquent au cours de l'année le soleil éclaire successivement chacune des faces. C'est donc, en plus du Meru, un véritable calendrier de pierre que nous avons là, manifestant sur chacun des horizons les positions et les phases des planètes, le déroulement du temps. Symbole structural et temporel, à la fois, le Bakheng est la plus parfaite réalisation de cet ensemble de concepts qui ordonne désormais Angkor . En dehors du Bakheng, Yasovarman - dont on ne doit pas oublier le règne très court - érigea seulement deux autres sanctuaires sur les collines qui encadraient Angkor: le Phnom Krom et le Phnom Bok. Ce sont de simples alignements de trois tours, entièrement édifiées en grès.

Sur toutes ces constructions on suit le développement du décor créé à Preah Ko, mais désormais ciselé sur le grès et non plus dans du stuc. Ce changement de matière imposa une évolution de la technique, qui se raffine et s'assouplit. Cela nous a valu des motifs d'une cadence exquise, que seul le style d'Angkor Vat retrouvera. Les rinceaux délicats courent à fleur de pierre; sur les échiffres d'escalier de petits personnages se balan­cent dans de gracieux entrelacs en s’accrochées les unes aux autres; des divinités féminines ornent les parois des tours. On apprécie, surtout, un équilibre qui sait encore conserver des fonds dégagés pour mieux cerner la composition, tendance qui ne se maintiendra malheureusement pas trop souvent dans l'art khmer, volontiers étouffant.

Les linteaux conservent les formules de Preah Ko, également, un peu trop assagies et moins jaillissantes. Les petits personnages savoureux dans le feuillage sont plus rares. Un beau motif décore le centre de la branche, qui tend à s'infléchir comme si elle cédait sous ce poids. Les colonnettes, octogonales, comptent maintenant de part et d'autre des bagues et sur chaque pan, une feuille encadrée de deux demi-feuilles de taille égale. Les frontons sont le plus souvent bordés d'un arc terminé en têtes de makara, et leurs tympans ornés d'un personnage divin entouré de feuillage.

3.7.1 La Statuaire

 C'est la plus hiératique de l'art khmer. Tout hanchement a disparu et la frontalité est absolue. Les personnages masculins ont une taille plus étroite que dans la tradition de Preak Ko et des visages durcis par une arcade sourcilière horizontale et tranchante. Leurs vêtements, toujours avec la poche plaquée et une retombée frontale, doublée cette fois, sont désormais plissés et la jupe féminine montre un bord, rabattu au-dessus de la ceinture et plissé. Le diadème sertit souvent un cylindre de mèches tressées.

Il aura donc fallu un siècle, depuis la fondation d'Angkor en 802 par Jayavarman II jusqu'à la mort de Yasovarman en 900, pour que la civilisation angkorienne se constitue. Mais alors, quel chemin parcouru ! Inspirés en grande partie par des concepts javanais, au début s'exprimant avec des formes empruntées à l'art des Sailendra, les rois d'Angkor ont unifié leur pays et rétabli l'autorité sur toute l'aire combinée du Fou­nan et du Tchen-la; consacré leur pouvoir par un rituel qui, bientôt, deviendra une véritable religion nationale et en fera des dieux sur terre; fondé la prospérité du pays sur l'exploitation du sol par un des plus remarquables systèmes connus dans l'antiquité; harmonisé ce monde nou­veau par une explication complète de l'univers; matérialisé, enfin, cet ordre en un art admirable par sa puissance et son génie de l'ensemble … Angkor existe désormais, et nous comprenons son essor qui va éclipser toutes les autres civilisations d'Indochine.