On
divise commodément l'histoire du Cambodge en trois grandes périodes:
1) une période dite préangkorienne (des alentours de l'ère chrétienne jusqu'à
la fin du Vllle siècle);
2) une période angkorienne, pendant laquelle, du IXe au XVe siècle, s'opère
de règne en règne une centralisation plus poussée du pouvoir souverain, la
capitale étant toujours située, à une exception près, dans la région
d'Angkor;
3) une période postangkorienne, qui commence à l'abandon d'Angkor (environ
1431) devant la menace thaïe, et qui se prolonge jusqu'à nos jours.
On
situe l'une des capitales successives du Funan (la dernière?) à Angkor Borei,
non loin de la colline du Phnom Da qui porte des sanctuaires vishnuïtes en
relation évidente avec cette cité. A partir du milieu du Vle siècle, le
Funan, toujours selon les sources chinoises, cède la prééminence à un ancien
vassal, le Zhenla, nom que les Chinois conserveront pour désigner le Cambodge
jusqu'au Xllle siècle.
Le berceau du Zhenla paraît avoir été dans la région de Vat Phu (Laos méridional)
et le long de la Sé-Mun. C'est alors qu'apparaissent, au Vlle siècle, les plus
anciennes inscriptions sur pierre rédigées partiellement en khmer, et non plus
seulement en sanskrit. Dans la première moitié du Vlle siècle régnait à
Sambor Prei Kuk, le grand souverain Isanavarman, dont l'influence s'étendait
sur les pays voisins du Cambodge, tant à l'ouest (région de Chantabun) qu'à
l'est (sur le royaume indianisé du Champa).
Mais, dans toute cette période préangkorienne (et dans une certaine mesure, même
dans la période angkorienne), I'allégeance due à un suzerain devait en nombre
de cas n'être que fictive, bien des principautés ne demandant qu'à rester où
à redevenir indépendantes, et la diversité des écoles d'art préangkoriennes
au Vlle siècle en est peut-être le reflet.
Au Vllle siècle, le mouvement paraît s'accentuer, les inscriptions lapidaires
- de plus en plus nombreuses aussi à avoir été conservées - attestent
l'existence au Cambodge de plusieurs lignées royales parallèles et, d'autre
part, il semble bien que des royaumes plus méridionaux, indonésiens (Péninsule
Malaise et Sumatra), dont la puissance grandit alors, aient hérité de l'ancien
empire commercial du Funan et exercé une certaine domination sur le sud du
pays.
Si
les fondements religieux de la monarchie angkorienne sont dus à Jayavarman II,
c'est avec son deuxième successeur, Indravarman (877-889) qu'apparaissent les
grandes fondations typiques de la centralisation angkorienne. Celle-ci
correspond à une exploitation intensive du sol en rizières irriguées, qui
exige d'immenses travaux d'hydraulique agricole: en sa capitale (Hariharalaya,
groupe de Roluos à 15 km au sud-est du site de la future Angkor), Indravarman
fit édifier les digues d'un vaste réservoir quadrangulaire (3,8 km d'est en
ouest pour 800 m du nord au sud), dont les eaux alimentaient aussi les douves
des deux sanctuaires dont nous allons parler, car tous ces travaux n'étaient
efficaces que parce qu'ils étaient aussi et d'abord des fondations religieuses.
En 879 sont consacrées les six tours de brique stuquée du monument de Preah Kô,
abritant trois images de Çiva, et trois images de la Déesse, pour trois prédécesseurs
d'lndravarman (dont Parameçvara) et leurs épouses, considérés comme des
protecteurs du royaume. En 881 est consacré un linga, forme du dieu Çiva
associée par son nom, Indreçvara, au roi régnant, au sommet d'un
"temple-montagne" qui est la pyramide à cinq gradins de Bakong. Le règne
d'lndravarman aurait été pacifique et son autorité reconnue de la Sé-Mun au
nord à la région de Chaudoc au sud.
Le
fils et successeur d'lndravarman, Yaçovarman (889-910 au moins), complétant et
amplifiant le programme de constructions religieuses de son père, créa la
première Angkor, appelée d'un nom qui rappelle le sien propre, Yaçodharapura,
"la ville séjour de la gloire": après avoir établi les quatre tours
de brique stuquée du "temple aux ancêtres" de Lolei (893), dans une
île au centre du bassin de Hariharalaya, Yaçovarman se transporta vers le
nord-ouest.
Il fit élever les digues d'un bassin rectangulaire quatre fois plus important
que celui de son père (7 km d'est en ouest, près de 2 km du nord au sud) qui
est le baray oriental d'Angkor, cependant que le centre de sa capitale était
plus au sud-ouest, marqué par une colline naturelle, le phnom Bakheng, au
sommet duquel il fit édifier un temple-montagne auquel on donne le même nom,
pyramide à cinq gradins et 109 tours-sanctuaires, représentation explicite du
Mont Meru, centre de l'Univers et séjour d'lndra et des dieux dans la
cosmologie indienne.
Au sommet du Phnom Bakheng était vénéré le linga Yaçodhareçvara. Au témoignage
des inscriptions, I'autorité de Yaçovarman paraît avoir été reconnue depuis
Vat Phu au nord jusqu'à Hatien au sud. Ses deux fils vécurent et régnèrent
peu de temps; à l'un est dû le petit temple-montagne de Baksei Chamkrong, à
tour-sanctuaire unique placée sur une pyramide à gradins, sis au nord-est
proche du Phnom Bakheng: c'est une représentation explicite du Kailasa,
montagne de Çiva, et les images de Çiva et de la Déesse qu'il abritait étaient
érigées au bénéfice spirituel de Yaçovarman et de son épouse.
En
928, Jayavarman IV, oncle maternel des précédents, grand feudataire
provincial, devint roi du Cambodge, mais conserva pour capitale sa propre cité
où, dès 921, il s'était retiré, y établissant en très peu d'années un
grand nombre de sanctuaires de taille colossale, voués à une forme de Çiva
"Maître des Trois Mondes": cette cité est Koh Ker, à 85 km au
nord-est d'Angkor qui fut délaissée pendant une vingtaine d'années. C'est au
moment de son sacre, croit-on, qu'il fit ajouter au grand ensemble du Prasat
Thom de Koh Ker le prang qui est une pyramide à cinq gradins, haute de 35 m,
destinée au linga royal.
Après
la mort du fils et successeur de Jayavarman IV, Rajendravarman (944-968), autre
neveu de Yaçovarman, ramena la capitale sur le site d'Angkor. Dans la partie
orientale du site, il fit ériger deux temples-montagnes: le Mébon oriental
(953 ; dans une île au centre du baray oriental), consacré au linga Rajendreçvara
et au bénéfice spirituel de ses parents, puis le temple de Prè Rup (961; au
sud du baray oriental), où se trouvait vénéré un linga dont le nom -
Rajendrabhadreçvara - évoquait à la fois celui de la divinité de Vat Phu,
Bhadreçvara, haut lieu pour les Khmers dès la période préangkorienne, et
celui du roi.
Rajendravarman avait lutté contre le Champa, et sa mort ne fut peut être pas
naturelle. Les dignitaires acquirent de plus en plus d'importance, et particulièrement
les brahmanes, qui étaient maîtres spirituels, chapelains et conseillers du
roi. Ainsi sous le règne du fils et successeur de Rajendravarman, Jayavarman V
(968-1001), monté très jeune sur le trône, il est évident que le guru du
roi, Yajnavaraha, possédait un grand pouvoir, puisque le sanctuaire fondé par
lui, à une vingtaine de kilomètres au nord d'Angkor, n'est autre que le célèbre
temple de Banteay Srei, où il est manifeste qu'oeuvrèrent les meilleurs
artistes et artisans du Cambodge.
Le
Xle siècle commence par une guerre civile, deux rois s'affrontant pour le
pouvoir. Du premier, Jayaviravarman, vaincu par le second, subsiste à Angkor un
temple-montagne inachevé, Ta Keo. Le second, qui fonde une nouvelle dynastie, Sûryavarman
ler (1002-1050), a laissé des temples importants aussi bien dans le nord (Preah
Vihear) que dans le sud (Phnom Chisor), mais pas à Angkor même.
C'est de son règne que date la première expansion khmère dans le bassin du Ménam.
C'est lui-même ou un successeur (Udayadityavarman II, 1050-1066) qui fit établir
sur le site d'Angkor l'immense bassin du baray occidental (8 km d'est en ouest,
plus de 2 km du nord au sud) et c'est à ce successeur qu'est dû le grand
temple-montagne du Baphuon, "montagne d'or semblable au Meru, au centre de
la capitale, pour un Çiva-linga en or".
Cependant, diverses révoltes agitent le pays. Sous le règne suivant, celui de
Harsavarman III (1066-1080), le Cambodge lutte contre le Champa et subit une défaite,
puis devient son allié, à la demande des Chinois, contre le Dai Viêt (Premier
empire vietnamien, émancipé de la suzeraineté chinoise) mais sans succès. En
1080, Jayavarman VI instaure une nouvelle lignée de souverains, à qui doit être
attribué le très beau temple de Phimai.
La situation est confuse et, en 1113, le grand roi Sûryavarman II (1113-1145)
est dit avoir arraché le pouvoir à deux rois... Il conduira loin les armées
khmères, contre le Champa, contre le Dai Viêt et dans le bassin du Ménam. Sa
religion personnelle était le vishnouïsme, sa plus grande oeuvre demeurant l'édification
du célèbre temple-montagne d'Angkor Vat.
Sous
son règne furent édifiés quelques autres sanctuaires moins importants, en
particulier Beng Mealea (sur le même plan qu'Angkor Vat mais sans pyramide) et,
sur le site d'Angkor, Banteay Samrè et quelques-uns des temples du groupe de
Preah Pithu.
On ne sait pas exactement quand est né le dernier grand souverain du Cambodge
angkorien, Jayavarman VII (1181-1218). Dans sa jeunesse, il était allé lutter
au Champa, cependant que le roi d'Angkor était éliminé par un usurpateur. Le
Champa devait en profiter pour envahir à son tour le Cambodge, Angkor étant
occupée en 1177 par le roi cham qui fit périr l'usurpateur. Jayavarman VII
apparut alors, et au bout de quatre ans de lutte il avait chassé les Chams du
Cambodge et s'était fait sacrer (1181). Il devait à son tour occuper le
Champa, et sous son règne les limites de l'empire khmer et de son influence
furent plus étendues que jamais auparavant.
Toute cette oeuvre guerrière et politique ne pouvait être valable que grâce
à la protection religieuse de l'empire, assurée par la fondation de nouveaux
sanctuaires. Jayavarman VII fit de sa religion personnelle, le bouddhisme
Mahayana, la religion d'Etat, et sous son règne, selon une iconographie très
spécifique et dans un style nouveau très admiré (le fameux "sourire
d'Angkor"), furent construits un très grand nombre de monuments, dont la
plupart de ceux qui subsistent actuellement sur le site d'Angkor: la ville murée
d'Angkor Thom (12 km de tour) avec au centre le Bayon aux célèbres "tours
à visages", les temples de Banteay Kdei, Ta Prohm (1186), Preah Khan (1191
) et les dépendances de ce dernier, etc., ainsi que d'autres grands temples
dans les provinces (une partie du Preah Khan de Kompong Svay, Banteay Chmar).
(par Albert Le Bonheur)