Le
VIIème siècle est marqué par des apports nouveaux. Pour la première fois, au
Cambodge, on voit apparaître l'ancienne école çivaïte des Pasupata (qui
adoraient Çiva sous le nom de Pasupati). Du côté vishnouïte, l'importante école
des Bhagavata («dévots du Bienheureux») élevait Krisna Vasudeva au rang de
Dieu suprême, en l'identifiant au Vishnu védique.
Pour le bouddhisme, au VIIème siècle, des apports nouveaux proviennent, d'une
part, de Sri Lanka, et, d'autre part, du royaume de Dvaravati (qui occupait la
partie centrale de la Thaïlande actuelle). Ainsi, la statue du Buddha provenant
de Tuol Preah That reflète le style de Dvaravati. Sur son dos est gravée une
inscription qui reproduit la stance fameuse par laquelle un disciple direct du
Buddha résuma si bien les "Quatre Vérités nobles" (la Douleur,
l'Origine de la Douleur, la Cessation de la Douleur et le Chemin qui mène à la
Cessation de la Douleur).
Le grand événement politique de 802, la fondation de la royauté angkorienne
par Jayavarman II et l'instauration du culte du Devaråja, est aussi, un grand
événement religieux. Une inscription composée de 1052 apprend que les rites
magiques destinés à libérer le Cambodge de sa vassalité à l'égard de Java
et à unifier le pays sous l'égide d'un monarque universel étaient accomplis
selon quatre textes sanskrits.
La charge d'officier auprès du Devaråja était exclusivement réservée aux
membres masculins ou féminins de la famille maternelle de Çivakaivalya, prêtre
instruit par le fondateur du culte, le brahmane Hirayadama.
Malgré l'installation du "Dieu-roi" çivaïte, le vishnouisme
continua de prospérer. Il trouva faveur auprès de Jayavarman II ; et le fils
et successeur de celui-ci, Jayavarman III, était vishnouïte.
À l'époque de Yaçovarman, le fondateur d'Angkor (889-c. 900), l'épigraphie
montre la prédominance du çivaïsme. Les édits promulgués par ce roi pour régler
le régime et la police des temples et des ermitages (açrama) qu'il avait fondés,
donnent des aperçus précieux sur la vie religieuse, sociale et culturelle.
Pendant la période troublée qui suivit la mort de Yaçovarman, le vishnouïsme
connut un certain essor chez les dignitaires. Les règnes de Rajendravarman
(944-968) et de Jayavarman V (968-1001) furent une grande époque, tant au point
de vue religieux qu'aux points de vue littéraire et philosophique. Le çivaïsme
prédomine, comme auparavant.
Le bouddhisme - plus ou moins négligé par les rois qui se succédèrent après
la mort de Yaßovarman - fit de grands progrès sous les règnes de Råjendravarman
et de Jayavarman V. Il fut rénové par le savant maître Kirtipandita.
Les pures doctrines de la négation du soi (nairatmya) et du "rien-que-pensée"
(cittamâtra), que professait le maître Kirtipandita s'accommodaient fort bien
du rituel «tantrique», mêlé d'hindouisme. Pendant la période mouvementée
qui suivit la fin du règne de Jayavarman V, en l'an 1001, on voit le vishnouïsme
gagner des adeptes dans la famille royale et parmi les hauts dignitaires. Le
syncrétisme entre le çivaïsme et le vishnouïsme, d'une part, et entre le çivaïsme
et le bouddhisme, d'autre part, se poursuit également.
On a longtemps supposé que Sûryavarman
Ier était un bouddhiste, parce qu'il reçut le nom posthume de Nirvânapada.
Mais un doute fut exprimé à ce sujet dès 1961. L'épigraphie représente ce
souverain comme un fervent zélateur du çivaïsme, et le nom de Nirvânapada
n'est nullement incompatible avec sa qualité de çivaïte. Peut-être même ce
nom illustre-t-il la synthèse entre le çivaïsme et le bouddhisme qu'atteste
l'épigraphie de son règne.
De la mort de Sûryavarman Ier (1050 (?)) à l'avènement de Sûryavarman II
(1113), constructeur d'Angkor Vat (temple vishnouïte), le çivaïsme continue
de prévaloir. Le dernier grand roi du Cambodge, Jayavarman VII (1181-c. 1220),
tenait sa foi bouddhique de son père, Dharanindravarman. La rupture de la
tradition hindoue, à cette époque était plus apparente que réelle et les
anciens cultes hindous subsistèrent. Tous les cultes locaux, hindous ou
bouddhiques, furent réunis dans ce Panthéon qu'était le Bayon, centre et
image réduite du royaume. À Preah Khan d'Angkor, on amenait, pour la fête
annuelle, des images bouddhiques et hindoues de différents temples.
Néanmoins, après la mort de ce
roi, il y eut une poussée intégriste hindoue. «C'est sans doute à cette
restauration passagère de l'orthodoxie çivaïte qu'il faut attribuer la fureur
iconoclaste qui s'est exercée sur les monuments de l'époque de Jayavarman VII,
et qui a eu pour résultat le grattage des innombrables images du Buddha en bas
relief ornant les murs et les piliers des temples, et leur remplacement par des
linga ou des ascètes en prière».
À la suite des invasions thaïes, une nouvelle religion s'implanta : le
bouddhisme singhalais (Theravada) - celui qui a fait du Cambodge ce qu'il est
aujourd'hui. En 1296, l'envoyé chinois Zhou Daguan le trouva solidement installé
au Cambodge. La dernière inscription sanskrite du Cambodge date du règne de
Jayavarmaparameçvara (1327- ?).
La coutume de donner à des
images divines le nom du fondateur, de ses parents ou de ses maîtres
spirituels, vivants ou morts, en y adjoignant - isvara ou - svamin,
selon qu'il s'agissait de Çiva ou de Vishnu, est bien attestée dans l'Inde,
depuis le IVème siècle au moins. Le fondateur acquérait ainsi des mérites et
de la gloire, et il en procurait aux autres. D'autre part, selon la conception
indienne, l'adorateur s'identifie à la Divinité, par-delà toute distinction
entre le sujet adorant et l'objet adoré, et, après la mort, il obtient un séjour
dans le monde de la Divinité, ou bien s'assimile à celle-ci, ou encore,
atteint la Délivrance complète -«d'où il n'y a pas de retour».
On explique ainsi, au Cambodge, la coutume d'attribuer aux souverains des noms
posthumes tels que Vishnuloka («celui qui vit dans le monde de Vishnu»),
Parameçvara (Çiva), et Kaivalyapada ou Nirvanapada («celui qui a pour "séjour"
la Délivrance»), ainsi que la coutume d'ériger des statues de personnes sous
les traits de telle ou telle divinité.
On n'a pas, cependant, épuisé
ce sujet. Il existe beaucoup de documents indiens qu'on n'a pas encore exploités,
et des documents cambodgiens qu'on n'a pas encore compris. La question du syncrétisme,
en revanche, est claire aujourd'hui. L'Inde ancienne n'était pas toujours
exempte de conflits religieux ; le Cambodge non plus.
Mais, de bonne heure, en Inde, une tendance syncrétique s'est opposée aux
tendances sectaires. Des récits mythologiques mettent en scène Çiva et
Vishnu, qui se combattent, puis se réconcilient en proclamant leur identité
foncière. Le fondement théorique de cette identité était fourni par la
conception de la Trinité. Quoique, au point de vue sectaire, l'un ou l'autre
des trois dieux soit élevé au rang de Dieu suprême, théoriquement, tous
trois sont identiques, puisqu'ils sont des émanations de l'Absolu.
Le point de vue sectaire, en l'occurrence çivaïte, se reflète au Cambodge,
comme en Inde, dans les représentations iconographiques de la trimûrti et dans
la disposition des temples dédiés à la trimûrti çiva, qui est issu du coeur
du suprême çiva et qui le représente pleinement, figure au centre, tandis que
Brahma et Vishnu, issus de ses côtés, se trouvent, respectivement, à droite
et à gauche. De l'élargissement de la Trinité hindoue par l'adjonction du
Buddha, il ne semble pas qu'il y ait des exemples en Inde, encore qu'elle soit
attestée en Indonésie.
Dans le contexte du monisme ßivaïte
et bouddhique, il n'y avait guère de différence entre les deux religions, au
niveau métaphysique le plus élevé. On comprend donc que, dans une inscription
sanskrite du Cambodge, datée de 1041, Çiva soit invoqué sur une face, le
Buddha sur l'autre, et dans des termes qui les rapprochent : Çiva, l'Absolu, un
en son essence, revêt des formes multiples ; mais, quoique multiple, il est, en
réalité, vide de toute détermination empirique. Le Buddha, bien qu'il soit en
lui-même au-delà des distinctions inhérentes à notre pensée, assume quatre
corps.
Les
inscriptions, en sanskrit et en khmer, apportent des renseignements épars sur
le rituel hindou ou bouddhique. Ils n'ont jamais fait l'objet d'une étude.
Pourtant, on obtiendrait, sans doute, des résultats intéressants si on les
confrontait avec les rituels que décrivent les textes indiens (dont beaucoup
ont été publiés depuis trente-cinq ans) et avec ceux que l'on peut observer,
de nos jours encore, en Inde, à Bali, au Népal.
L'administration des temples, en revanche, est assez bien connue, encore que l'étude
n'en ait pas été reprise depuis plus de quarante ans. Il semble que cette
administration - adaptée aux conditions sociales et économiques locales - était
inspirée de modèles en vigueur dans l'Inde du Sud. Enfin, un trait remarquable
de l'hindouisme du Cambodge est la fidélité que l'on proclame à l'égard du
Veda : fidélité - plus ou moins théorique - qui est le critère de
l'orthodoxie dans l'hindouisme.
(par Kamaleswar Bhattacharya)