La
destruction d'Angkor par les Chams porta un coup fatal à la tradition
hindouiste qui avait animé jusqu'alors la civilisation khmère. Elle aurait pu
tout aussi bien marquer la fin du Cambodge lui-même. Ce pays avait eu le privilège
de se développer jusqu'à ce moment dans une paix complète, protégé de ses
voisins par les mers et d'immenses glacis de terre quasi désertes. Il ne
connaissait en matière de guerres que celles qu'il portait chez l'adversaire
ou, tout au plus, les querelles intestines de ses rois. Or voici que soudain des
envahisseurs étrangers surgissaient et s'emparaient de la cité auguste.
Surtout,
la civilisation qui s'était élaborée puis cristallisée à Angkor se trouvait
aboutir, à ce moment précis, dans une impasse. Elle n'avait pas su se
renouveler: elle s'était contentée de développer à l'infini les mêmes thèmes.
Obsédés par la mort, les rois avaient entassé les unes sur les autres les
fondations religieuses pour devenir en fait les seuls dieux. Ils n'avaient pas
pour autant dépouillé les faiblesses des hommes: ils s'arrachaient le trône
l'un à l'autre; ils se lançaient dans des guerres orgueilleuses, et pire : ils
n'en revenaient plus toujours vainqueurs. En échange de ce culte ruineux qui
leur était rendu et qui drainait toutes les forces du pays, ils n'avaient plus
même le souci d'accroître les richesses de leurs sujets par ces grands travaux
publics qui avaient été la gloire des premiers rois. Le sol s'épuisait, les
lacs artificiels et les canaux s'envasaient ou fonctionnaient mal faute
d'entretien. En bref le système ne justifiait plus, à cause de son
vieillissement et de l'hypertrophie de la tête, les sacrifices et l'idéal que
lui vouaient les Khmers. Cette coupure fut sans doute aggravée par les progrès
du bouddhisme, manifestes au cours du XIIe siècle à en juger par le nombre
croissant des statues du Sage. Fait plus significatif encore : nous avons vu un
roi d'Angkor, Dharanindravarman II, se convertir officiellement.
A
ce stade la victoire des Chams dut paraître une catastrophe supra-terrestre, un
signe du Ciel: la fin de l'ordre tant prôné et auquel on obéissait parce
qu'il semblait instauré par les dieux eux-mêmes et inébranlable. On ne
pardonne pas à l'objet de sa foi d'être vaincu par des hommes: on le renie et
on en change; à tout le moins on cesse d'y croire et de lui consentir les
sacrifices les plus lourds.
Un
homme pourtant allait suspendre un instant le cours fatal du destin en plaçant
- presque paradoxalement - son pays sous le signe du Bouddha.
Personnalité
fascinante, la plus marquante de l'histoire khmère sans aucun doute - et il le
fallait pour avoir sauvé Angkor, - mais aussi prodigieusement complexe et déconcertante.
Nous le connaissons assez bien : les inscriptions et les monuments sont des plus
nombreux pour cette époque. Et surtout nous pouvons interroger Jayavarman VII
lui-même.
Il
fit élever dans les temples principaux du royaume des statues à son image,
dont nous possédons plusieurs exemplaires: en particulier l'admirable tête du
Preah Khan de Kompong Svay, qui le représente vers la cinquantaine, et les deux
statues de Phimai et du Krol Romeas d'Angkor, où il semble avoir dix ans de
plus. En Comparant ces visages - très probablement dus au même ciseau - on
reconnaît la puissance et la Volonté. Elles irradient de la nuque, du front,
des pommettes, des lèvres serrées. Mais elles semblent voilées derrière les
paupières baissées et méditatives: mysticisme, âme déchirée entre la bonté
et le devoir ? Ou, au contraire, dissimulation d'un ambitieux qui se fit une
arme de la religion, ou s'affola devant la mort ? Là réside le problème.
Que
Jayavarman VII ait été le plus orgueilleux et le plus avide de gloire de tous
les rois khmers - qui pourtant se sont surpassés en ces domaines, - c'est ce
qui ressort avec force de ses actes. Il ne succéda pas directement à son père,
comme nous l'avons dit: à la mort de celui-ci il guerroyait au Champa et n'eut
sans doute pas le temps de faire valoir ses droits. Ce qui surprend c'est de
voir qu'il ne tenta rien contre YasoVarman II, monté sur le trône à sa place.
Plus étrange encore, il ne réagit pas lorsque Tribhuvanadityavarman usurpa le
pouvoir à Angkor. Il semble avoir passé toute cette période dans une
quasi-retraite au Preah Khan de Kompong Svay. Cette passivité coïncide mal
avec sa carrière ultérieure. Faut-il l'attribuer à la maladie ? Il se
pourrait que Jayavarman ait été lépreux puis guéri comme par miracle, ce qui
expliquerait à la fois son retour sur la scène politique et sa foi. Il se
pourrait encore qu'il ait respecté les lois
au point de souffrir l'injustice qui l'accablait et de ne rien faire avant que
les circonstances ne l'y forcent. Car il fallut l'invasion chame pour qu'il s'ébranle.
Après une série de dures batailles, dont un combat naval sur les Lacs, il
chassa les destructeurs d'Angkor et monta, enfin! sur le trône en 1181 . La
capitale était en cendres. Il avait plus de soixante ans. . .
Sa
vengeance, pourtant, fut terrible. Il envahit le Champa, prit Vijaya annexa
purement et simplement ce pays. Il s'était assuré la neutralité de l'Annam
pour cette entreprise. Mais dès qu'il eut réussi, ses armées gonflées de
contingents chams, siamois, birmans, se lancèrent contre l'Annam. Au nord, à
l'ouest il recula encore les limites de son empire jusqu'à Vientiane, jusqu'en
Birmanie, au sud jusque dans la Péninsule malaise. Un instant l'Indochine a pu
paraître unifiée sous sa loi.
Or
,simultanément, cet homme couvre son pays de temples bouddhiques, de fondations
pieuses, d'abris pour les pèlerins, d'hôpitaux pour les malades, et fait
graver ces paroles admirables: «Ce mal qui afflige les hommes devenait chez lui
le mal de l'âme, et d'autant plus cuisant que c'est la douleur publique qui
fait la douleur des rois et non leur propre douleur .» Fut-il vraiment un
mystique ? Sa dévotion au bouddhisme - mahayana, ne l'oublions pas - pourrait
remonter d'une part à son père, d'autre part à ses épouses favorites, deux
soeurs qui furent de ferventes adoratrices du Sage.
Pourtant
certains aspects de sa foi, la frénésie presque délirante de son activité
semblent bien déconcertants pour un bouddhiste, même du Grand Véhicule. Tout
d'abord, sous une étiquette bouddhique quelque peu conventionnelle Jayavarman
VII ne renonça nullement au culte du roi, dieu sur terre. Il ne modifia guère,
semble-t-il, le rituel hindouiste qui légitimait la royauté angkorienne. Il édifia
lui aussi son temple-montagne, le Bayon, où il se fit, comme une concession aux
mœurs du temps, représenter non pas en Siva ou en Vishnu, mais en Bouddha-Roi.
On sait bien que le stupa est une matérialisation de l'univers ainsi qu'il l'a
été magistralement démontré pour Borobudur. A ce titre le Bayon, qui a tant
de traits du stupa, peut se concevoir au centre de la ville. Mais par contre le
rôle temporel de Seigneur suprême qui sied à Siva, à Indra, à Vishnu, n'est
guère compatible avec le Sage des Sakya, libéré de tous soucis terrestres et
de tous désirs.
D'autre
part la hantise de la mort apparaît dans chaque geste de Jayavarman VII, au
point de devenir une hallucination. Ses grandes fondations sont avant tout
destinées à déifier ses ancêtres, ses parents, ses serviteurs: on peut
croire qu'il ne s'y est pas oublié. Plus encore qu'au Bouddha, il se voua lui-même
à Lokesvara dont nous avons déjà expliqué le succès au Champa en tant
qu'intercesseur , que sauveur même. Là encore, est-ce vraiment le fait d'un
bouddhiste et Jayavarman allégea-t-il beaucoup le sort de son peuple avec
quelques hôpitaux en échange de ces fantastiques Constructions ?
Jayavarman VII reconstruisit pratiquement Angkor et la plupart des monuments du Cambodge. S'il ne peut tout refaire, il reprend au moins quelque détail où il dresse une statue. On a plus vite fait de dire les sites qui ne portent pas sa marque que de dresser l'inventaire des temples et des restaurations de ce roi. Peut-être ainsi, par une sorte de transposition magique, s'assurait-il le bénéfice, vis-à-vis des dieux, des sanctuaires élevés avant lui. Il faudrait accuser encore une fois sa folie de Survie. On entrevoit une autre explication. Aux yeux des Khmers le succès des Chams brûlant Angkor a pu paraître une condamnation définitive du principe de la royauté angkorienne. L’histoire montre plus d'un exemple de peuple qui, brusquement, à la suite d'une crise particulièrement violente, renie un système dont il ne doutait même pas jusque-là qu'il pût être différent. Jayavarman VII a-t-il essayé de sauver le concept du roi-dieu à la fois en se parant du bouddhisme - devenu la foi populaire - et en revalidant les temples antérieurs pollués et désacralisés par les Chams impurs ?
Ou bien fut-il tous ces personnages en même temps ? Son art nous montrera qu'il était de taille à tenir plus d'un rôle à la fois, sans pour autant se laisser deviner.
Entre 1181 et 1219 - date probable de sa mort - Jayavarman VII a donc manipulé plus de pierres que tous ses prédécesseurs réunis. Outre les temples plus anciens qu'il restaura, il refit à plusieurs reprises ses propres constructions avant même qu'elles ne fussent achevées, les modifiant et les agrandissant sans cesse. Pour se reconnaître dans ce va-et-vient on est convenu de diviser son style en plusieurs phases, et nous devons les caractériser du triple point de vue de l'urbanisme, de la symbolique et de la stylistique.
6.2.1
L'Angkor de Jayavarman VII
Utilisant
habilement - presque malhonnêtement. . . - les travaux antérieurs, le roi a
complètement remodelé Angkor, lui donnant l'aspect que nous voyons
aujourd'hui. Sa cité: Angkor Thom, recouvrit la ville qu'Udayadityavarman II
avait créée autour du Baphuon. Jayavarman y ajouta une formidable douve de
quatre kilomètres de côté et de cent mètres de large. En outre une puissante
muraille en pierre protégea la ville: il n'avait pas oublié l'attaque des
Chams. Cinq portes s'ouvraient dans ces défenses: quatre selon chacun des axes
cardinaux et une supplémentaire, la porte des Victoires, sur le côté Est pour
respecter l'ancienne chaussée «palais royal -
Ta Kèo», une des grandes voies
de la cité. Ces portes étaient surmontées par des tours à visages
reproduisant celles du Bayon. On y accédait, au-dessus de la douve, par des
chaussées sur digues bordées de géants en pierre.
Au
centre d'Angkor Thom le roi dressa son temple-montagne : le Bayon.
Il
établit sa résidence un peu au nord, dans l'enceinte du palais royal et autour
du
Phimeanakas. Afin de relier le niveau exhaussé de son palais au sol primitif
et en particulier aux superbes bassins aménagés là à la fin du Xe siècle,
il y ménagea toute une série de terrasses sculptées. En avant de l'entrée
orientale de son séjour, il construisit les terrasses royales.
La
terrasse des Éléphants d'abord, longue de 300 m, qui servait de tribune au roi
durant les grandes fêtes déployées sur une vaste esplanade réservée en
avant. Le perron central commandait la perspective de la porte des Victoires,
vers
Ta Kèo. Plus au nord une autre construction : la terrasse du Roi lépreux,
servait peut-être à la crémation des grands personnages du royaume. Enfin,
dans tous les espaces libres d'Angkor, Jayavarman VII éleva encore d'autres
temples:
Banteay Kdei,
Ta Prohm,
Preah Khan,
Neak Pean, Ta Nei,
Ta Som, Krol Ko,
les chapelles des hôpitaux. . . on ne peut tous les citer !
Il
ne perdit pas entièrement de vue dans son plan le bien-être des habitants . En
plus des douves d'Angkor Thom il fit creuser plusieurs nouveaux lacs
artificiels, comme les deux barays encadrant
Preah Khan, et peut-être le
Srah Srang. Il semble avoir cherché à harmoniser le réseau hydraulique existant
pour en faire le système le plus complexe et le plus intelligent du genre. Avec
lui plus une goutte d'eau n'est perdue sur le chemin des lacs mais vient au
contraire vivifier les rizières. Peu de cités au monde peuvent rivaliser avec
Angkor sur le plan de l'urbanisme paysagiste. De chaque temple partait vers
chacun des points cardinaux une triple enfilade, de chaussée bordée de canaux
menant vers un autre sanctuaire. Et l'on rêve à cette forêt de monuments dorés
scintillant doublement au bout de leurs perspectives d'eaux et de lumières.
Ce
fut sans doute lorsqu'il résidait au Preah Khan de Kompong Svay, soit entre
1165 et 1180 à peu près, que Jayavarman VII essaya les premières formules de
son art. Dès son arrivée à Angkor il éleva successivement les grands monastères
bouddhiques de Banteay Kdei - 1181 - peut-être dédié à son précepteur; de
Ta Prohm - 1186 - pour sa mère déifiée sous la forme de la Prajnaparamita ;
de Preah Khan - II 91- qui abritait la statue de son père sous les traits de
Lokesvara. Au nord-ouest du Cambodge il édifia le formidable ensemble de
Banteay Chmar à la mémoire d'un de ses fils tué au combat. C'est vers 1200,
semble-t-il, qu'il Commença d'aménager Angkor Thom et le Bayon, pour achever,
à l'extrême fin de sa vie, les terrasses et le palais royal.
Du point de vue plastique
les premières oeuvres de Jayavarman VII procèdent du style d'Angkor Vat car
ses temples monastères imitent Beng Mealea avec ses galeries concentriques.
Bien entendu l'iconographie en est surtout bouddhique, ce qui provoqua le
renouvellement du répertoire, à commencer par celui des frontons à scènes,
les créations les plus intéressantes de cette période (Linteau
de la 3ème période du style du Bayon : après 1200). En dépit de
l'immensité de ces efforts, les effets de la destruction d'Angkor et les
premiers signes de décadence apparaissent. N'importe quel matériau est utilisé,
et trop souvent des pierres arrachées aux monuments antérieurs: on les entasse
à la hâte, quitte à ravaler au ciseau ensuite afin d'obtenir des plans à peu
près droits. La sculpture, fort belle au début - et surtout dans les parties
anciennes de Ta Prohm, - devient de plus en plus lâche et fébrile. Pour aller
plus vite on ne recule pas devant le trompe-l’œil: fausse colonnette, non
plus rapportée mais ciselée sur le piédroit de la porte; fausse fenêtre aménagée
après Coup dans un mur plein: peu importe la qualité, on travaille à la chaîne.
Or cependant trente ans à peine se sont écoulés depuis Angkor Vat.
Puis
en une seconde phase - qui débute en gros vers 1195 -le symbolisme prend de
plus en plus d'importance, reflétant sans doute l'évolution du royal mystique.
C'est alors que l'on inventa deux des plus belles formules de l'art khmer: les
tours sculptées de visages colossaux et les allées de géants matérialisant
le barattage de l'Océan. Le second de ces thèmes apparaît à Preah Khan, que
l'on enferme dans une nouvelle muraille bordée d'une douve. Franchissant
celle-ci vers chacune des portes une chaussée est ménagée, que les géants
encadrent. Ce système est repris à Angkor Thom - donc vers 1200. C'est alors
que sur les portes de la grande ville et sur le Bayon, on sculpte les tours à
visages. Dans une phase ultime - les dernières années de la vie de Jayavarman
VII - on élève les terrasses royales cependant qu'on ajoute à chaque temple
antérieur une nouvelle galerie pourtournante, des chapelles et des édifices
annexes qui envahissent les cours et chaque mètre carré disponible. Le décor,
inéluctablement, évolue de plus en plus vers des solutions rapides
et faciles, pour perdre finalement toute qualité plastique. Après Jayavarman
VII, l'art khmer épuisé disparut purement et simplement.
6.2.3
La symbolique dans l'espace
L'apport
le plus original de Jayavarman VII fut donc ce symbolisme monumental. Certes et
bien avant lui le temple khmer par sa silhouette même, son décor, son
ordonnance représentait l'univers centré autour du mont Meru. Et il n'a pas
laissé de le faire avec grandeur. Jayavarman dépassa ce stade malgré tout
subtil et quelque peu ésotérique pour l'homme du peuple qui, au demeurant,
n'avait pas accès direct à des sanctuaires réservés au roi et à ses prêtres.
Désormais les thèmes religieux se dressent à la vue de tous sur le ciel. Et
on n'a plus le temps de raffiner : il faut se concilier les dieux avant une mort
toute proche, dont les Chams ont donné un avant-goût. Car si le temple khmer
matérialisait depuis longtemps des croyances, un souci non moins évident de
beauté formelle avait toujours présidé à sa réalisation. Maintenant il
n'est plus possible de s'arrêter à ce luxe. Si on utilise toujours la pierre,
c'est pour supplier
davantage par le labeur et l'immensité de l'effort. On ne fait appel à
l'architecte que pour les dresser en une masse brute que l'on façonne en prière.
Art qui est surtout un drame sacré joué, dans un décor permanent, sur le
parvis du monde, aux pieds des dieux qui se détournaient du Cambodge et que
l'on s'efforçait ainsi de retenir. Les chaussées des géants sont les exemples
les plus significatifs à cet égard.
Depuis toujours le thème du barattage de l'Océan, qui était une allégorie indienne de la création du monde, hantait l'art khmer Jayavarman VII lui donna une ampleur incomparable. De part et d'autre des chaussées d'Angkor Thom cinquante-quatre géants tiennent à bras-le-corps un immense serpent naga dont la tête et la queue se redressent majestueusement aux extrémités. Le dos tourné à la ville ces géants sont, pour qui arrive: à gauche les dieux des sphères célestes; à droite les dieux des mondes souterrains. Si l'on considère maintenant la cité dans son ensemble: la montagne sacrée au centre, les portes symétriquement opposées est/ouest et nord/sud, on a bien, déployée sur quatre kilomètres, la matérialisation du barattage. Les dieux célestes de la porte Sud, par exemple, tirent sur le naga qui s'enroule symboliquement autour du Bayon-montagne pour être saisi à son autre extrémité par les dieux infernaux de la porte Nord. Et de même entre les portes occidentales et orientales.
Tirant
alternativement les dieux font pivoter sur lui-même le Bayon, qui baratte ainsi
l'Océan cosmique - très matériellement présent sous la forme des douves. De
cette agitation cyclopéenne naît l'amrita, l'élixir d'immortalité,
l'ambroisie. Était-il image mieux adaptée que elle-là si l'on se souvient que
le roi khmer apporte la richesse et la vie à ses terres grâce à l'eau
fertilisante captée par ces ouvrages ? Les inscriptions le disent très
explicitement: «La ville (d'Angkor Thom) ornée d'un palais de pierres précieuses,
fut épousée par ce roi en vue de la procréation de l'Univers.» Et en plus de
la tradition indienne le symbole parlait d'autant plus aux Khmers que, pour eux,
le naga était depuis toujours le dieu des Eaux, le père de leur première
reine, voire l' arc-en-ciel, passerelle qui donne accès aux cieux. Et
franchissant ces chaussées n'accédait-on pas au Bayon, demeure des dieux ?
La
beauté de la composition est digne de l'idée grandiose. La cadence des Corps
penchés en arrière dans l'effort ; l'immense courbe du serpent rejaillissant
vers le ciel; ces regards impressionnants qui transpercent l'arrivant: tout fait
de ces portes une des créations les plus étonnantes de l'art khmer.
Un
autre exemple non moins significatif de cette symbolique est le petit temple de
Neak Pean, annexe de Preah Khan construite sur une île au centre d'un lac
artificiel. Au milieu d'un bassin carré un piédestal circulaire porte la
tour-sanctuaire, paradis flottant sur l'Océan primordial.
Quatre bassins plus petits encadrent le bassin principal, dont ils reçoivent les eaux par des gargouilles abritées sous autant de petites chapelles mitoyennes. C'est la matérialisation d'un lac miraculeux, situé dans l'Himalaya nommé Anavatapta, qui guérissait toutes les maladies. Ainsi le roi permettait à ses sujets de se délivrer de leurs maux en recréant, dans la capitale même, une réplique magique du lieu saint que les Indiens, pour leur part, s'étaient contentés d'imaginer vaguement. Il poussa plus loin encore cette recréation de la géographie sacrée. Le lac Anavatapta est également censé donner vie aux quatre grands fleuves du monde, dont le Gange. Or les eaux de Neak Pean, judicieusement redistribuées par des canaux, coulaient respectivement vers les quatre orients. Elles transformaient ainsi les rivières et les artères liquides d'Angkor en autant de fleuves magiques, où quiconque pouvait se laver de ses péchés. . . Puis, dans ce délire hallucinant de salvation, Jayavarman ajouta au-dessus des eaux du bassin central un groupe statuaire colossal représentant Avalokitesvara transformé en cheval blanc pour arracher à une mort redoutable des marchands naufragés. Elle grand coursier franchit l'océan des Tourments avec les êtres accrochés à lui, comme le roi essayait d'enlever son peuple à la mort en un effort surhumain.
Dans ce domaine, encore! de la figuration concrète des grands mystères religieux, on citera aussi la terrasse du Roi lépreux. Elle comprend deux séries de reliefs sculptés sur deux murs successifs qui se masquaient Complètement l'un l'autre. Le mur intérieur n'est visible que depuis les travaux de la Conservation d'Angkor. S'agit-il d'un repentir ? Plutôt d'un symbole: les reliefs du mur intérieur semblent représenter les dieux infernaux embusqués sous terre, cependant que ceux de l'extérieur dépeindraient les divinités célestes et favorables, les seules visibles. Ainsi aurait-on donné aux hommes une salutaire leçon par 'exemple, qui laissait aussi planer sur eux la menace cachée de la mort.
L’œuvre la plus étonnante de Jayavarman VII reste cependant le Bayon, exemple par excellence de cette symbolique spatiale. On utilisa probablement un édifice antérieur qui lui servit de fondation, mais dont nous ne savons rien car il a été entièrement recouvert. Bien que construit en totalité ou presque durant la dernière phase de la vie du roi, le Bayon a été modifié et compliqué comme à loisir, au point d'être un imbroglio architectural. Le dispositif initial s'étalait en forme de croix grecque.
Puis on bloqua les angles extérieurs avec des éléments de galerie en équerre pour obtenir un rectangle de 80 m sur 57 m, qui fut enfermé dans une seconde galerie plus vaste de 160 sur 140 m. Enfin, au centre, on dressa sur un formidable soubassement le sanctuaire, masse circulaire avec une chapelle centrale et douze cellules rayonnantes. Le saint des saints, les chapelles, les édicules annexes, les pavillons et les tours de la galerie intérieure furent coiffés, chacun, d'une tour. On a ainsi au moins cinquante-quatre tours, véritable forêt de pierre qui se dresse en un chaos vertigineux jusqu'à 43 m du sol.
Sur
chacune de ces tours quatre visages colossaux sont sculptés, regardant un à un
vers les points cardinaux. Dans le sanctuaire central trônait le Bouddha méditant
sur le naga, roi de l'univers, auquel Jayavarman VII s'identifia. Les chapelles
rayonnantes contenaient des idoles portant le nom des plus grands dignitaires du
royaume, associés ainsi à la déification de leur maître. Les visages des
tours, qui «regardent partout à la fois» matérialisent admirablement
l'omniprésence du roi et dieu, jetant au loin ses regards sur son empire,
par-dessus la tête de son état-major rassemblé à ses pieds. Cette présence
royale était d'ailleurs répétée dans chaque province par une statue-portrait
de Jayavarman érigée là dans ce but. C'est vraiment la plus extraordinaire
matérialisation que nous connaissions du concept du roi-dieu.
Une
autre hypothèse séduisante vient encore ajouter un nouvel éclat à ces mille
facettes symboliques. Lors du grand miracle de Sravasti, nous disent les légendes
bouddhiques, le Sage, afin de confondre d'impudents magiciens, s'éleva et se
multiplia dix mille fois dans les airs en autant de bouddhas étincelant de
flammes tournant comme une couronne d'étoiles.
Sauf
à construire un monument sur pivot on ne voit pas comment cet épisode aurait
pu être exprimé architecturalement. Et pourtant le Bayon y réussit. Car
lorsque le visiteur émerge sur la terrasse centrale et qu'il se voit encerclé
par ces visages innombrables aux regards insistants qu'allument puis éteignent
tour à tour les lumières du jour, il ne sait plus s'il se déplace ou si le
Bayon tourne autour de lui. Par cet artifice d'éclairer simultanément sous
tous les angles le même motif indéfiniment répété, l'architecte a créé la
plus subtile des transpositions, qui entraîne sans effort.
Il
faut donc comprendre le Bayon pour l'apprécier. Car en dehors de son halo de
visages, il faut bien reconnaître qu'il demeure un monstre architectural.
Seule, peut-être, la galerie extérieure, bâtie selon le principe d'Angkor Vat
avec un côté sur piliers pour éclairer ses reliefs intérieurs, offre parfois
une vue réussie sur le massif central.
S'inspirant
des découvertes d'AngkorVat, Jayavarman utilisa abondamment les grandes
fresques sculptées afin de rendre ses temples plus parlants encore. Il en décora
les terrasses royales, les terrasses de son palais, Banteay Chmar, le Bayon
enfin. On trouve dans ce dernier temple deux galeries entièrement consacrées
aux reliefs narratifs. Au règne proprement dit du roi on attribue seulement
quelques panneaux de la galerie intérieure et les éléments essentiels de la
galerie extérieure. Les autres morceaux sont inachevés, ou ont été exécutés
plus tard. Ils ne retiennent, d'ailleurs, que la curiosité historique.
Bien
que souffrant d'avoir été sculptés à la hâte, les bas-reliefs de Jayavarman
VII au Bayon remportent toujours un grand succès, au détriment même de ceux
d'Angkor Vat. Pourtant il suffit de comparer un thème identique traité dans
les deux temples, par exemple le barattage de l'Océan (Bayon,
Angkor Thom, Angkor. Galerie intérieure occidentale, moitié nord. Bas-relief :
Barattage de l'Océan par les dieux et les démons. Dernière période du style
du Bayon : apr.1200. Grès; 1.37m). Celui du Bayon est un
des meilleurs panneaux des galeries intérieures: mais comme nous sommes loin de
l'art suprême de Suryavarman lI! En contrepartie cent traits savoureux et
charmants, un détail naïf ou malicieux, une fraîcheur, une poésie certaine,
qui viennent d'une liberté complète d'expression. Pour la première fois les
sculpteurs khmers purent laisser aller leur ciseau au gré de leur inspiration.
C'est la veine déjà rencontrée au Baphuon mais appliquée à la vie
quotidienne. Car si le thème général est donné: raconter la geste du roi, le
programme ne fut pas imposé jusque dans le moindre détail, comme il le fut
manifestement à Angkor Vat. Le résultat est une sorte d'épopée populaire
comme on devait chanter l'Odyssée avant qu'elle ne fût rédigée en vers
impeccablement rythmés.
Aux
détails historiques: guerres contre les Chams (Bayon,
Angkor Thom, Angkor. Galerie extérieure Orientale, panneau nord. Bas-relief
montrant l'armée khmère et ses alliés partant en guerre contre le Champa.
Seconde période du style du Bayon : vers 1200. Grès; 1.20m), expéditions de Jayavarman avec
ses alliés, on a mêlé les détails de tous les jours: traînards maraudant en
queue de l'armée; enfant qui vole un fruit à l'étal d'une marchande
somnolente; Chinois et Khmers pariant sur un combat de coqs. Ici on voit le
chasseur à l'affût; là, une danse nuptiale d'aigrettes.
Le
rapprochement avec l'art des cathédrales est irrésistible. Aussi bien ici
comme là, une foi s'exprime. Et c'est par cette intensité de vie, avant tout,
que les reliefs du Bayon l'emportent. Mais qu'on ne les oppose pas à la
froideur supposée de ceux d'Angkor Vat; et surtout qu'on ne prétende pas y
voir une sorte de «libération» de l'artiste. Jayavarman a voulu associer tout
son peuple à son action: il lui a donc ouvert les portes et les murs de son
temple. Mais depuis longtemps le sculpteur khmer était capable d'une manière
pittoresque ou naturaliste. On l'a vu au Baphuon. C'est encore plus vrai à
Angkor Vat, quoi qu'on en ait dit, avec les détails réalistes des Cieux et des
Enfers, ou sentimentaux des tours d'angle. Seulement jusqu'ici l'artiste était
au service d'une religion purement royale. Dans une certaine mesure, par son
intention, le style du Bayon nous révèle un style profane - qui a dû
d'ailleurs exister dans le décor des habitations avant d'accéder au saint des
saints.
Une esthétique nouvelle se serait-elle finalement formulée à partir des recherches du Bayon, si l'art khmer avait survécu ? Certains essais dans la voie du naturalisme sont remarquables. Au lieu des registres superposés pour exprimer les plans, on découvre sur tel panneau des chaînes de montagnes, une rivière traitées à vol d'oiseau en fuite oblique, de façon à relier les épisodes successifs. C'est là une véritable perspective.
aérienne,
toute nouvelle au Cambodge. Peut-être est-elle venue de Chine, où elle était
la règle depuis si longtemps. Enfin, dans certains morceaux, les artistes de
Jayavarman VII prouvent qu'ils avaient parfois le génie même de leurs prédécesseurs.
Les reliefs des premiers états de la terrasse des Éléphants sont admirables:
modelé, vie des personnages, audace de la composition, rien ne laisse à
désirer (Terrasse des éléphants,
Angkor Thom, Angkor. Perron septentrional, second état, panneau nord.
Personnage non identifié. Fin du style du Bayon; apr.1200. Grès; 0.56m).
S'ils n'avaient pas été forcés de travailler à la chaîne pour des
entreprises démesurées, les Khmers, une fois les ruines de l'invasion chame
relevées, auraient pu sans doute retrouver une perfection nouvelle.
Pour
peupler ces immenses labyrinthes de pierre Jayavarman insuffla à ses sculpteurs
la même activité fiévreuse. Il multiplia les statues votives qui
l'assimilaient au dieu, et il étendit de plus ce privilège à sa famille, à
ses serviteurs, bientôt à tout son peuple qu'il rassembla autour de lui dans
le Bayon, comme en un panthéon. Mais puisque la demande augmentait ainsi sans
cesse, il fallut aller de plus en plus vite. Par facilité on utilisa le bronze,
aisément coulé et qui, doré, imitait à bon marché le métal précieux.
Certaines de ces pièces, encore proches du style d'Angkor Vat, sont d'une belle
facture, notamment les bouddhas parés sur naga (Bouddha
paré méditant sur le Naga. Trouvé aux Tours d'Argent de Binh-Dinh, Centre
Vietnam. Fin du style d'Angkor Vat, premières années du style du Bayon : vers
le 3ème quart du XIIe siècle. Bronze doré; 0.455m; Musée National de Phnom
Penh).
Même
plus tard dans le style, les artistes khmers surent créer, en particulier
lorsqu'ils eurent à réaliser les formes pour eux nouvelles du mahayana. La
figure d'Hevajra, contrepartie bouddhique du Siva dansant, fit ainsi son entrée
dans le répertoire khmer, avec succès (Hevajra,
divinité du bouddhisme Mahayana. Palais royal d'Angkor Thom, Angkor; ruine du
palais de Jayavarman VII. style du Bayon, sans doute fin du style :vers 1220.
Bronze doré; 0.22m. Musée National de Phnom Penh).
D'une
façon générale l'enrichissement de l'iconographie est un des traits marquant
de cet art du Bayon. Le bouddha sur naga devient de plus en plus populaire; il
est parfois remarquable, comme par exemple l'immense pièce retrouvée dans le
puits axial qui s'enfonce sous le sanctuaire principal du Bayon. Simultanément
on fait appel au répertoire du Dvaravati, qui apparaissait alors comme une
sorte de conservatoire de l'art bouddhique orthodoxe. C'est ainsi que se répand
au Cambodge le bouddha debout projetant ses deux mains dressées au-devant de
lui, dont nous avons étudié la gestation au Siam. Il dominera au siècle
suivant, dernier écho de la tradition angkorienne conservé par l'iconographie
du bouddhisme theravada. Quant à la sculpture sur pierre, elle est encore plus
inégale. Sans doute les carrières s'épuisaient-elles. On dut se contenter
d'un grès de mauvaise qualité, qui obligea de réserver des jambes énormes
pour assurer la stabilité des pièces. Mais si la technique baisse, la froideur
engoncée et l'opulence sèche d'Angkor Vat cèdent à un souffle de vie qui
passe sur les visages. Il est bien certain que l'obsession de la divinisation
fut la raison de ces recherches: pour la rendre plus efficace, quoi de mieux que
de faire des statues un véritable portrait ? On aboutit ainsi, dans certains
cas, à d'admirables expressions de méditation mystique et souriante à la
fois, comme par exemple pour le grand Lokesvara de Preah Khan, probablement le père
de Jayavarman lui-même. Enfin, en une réussite incomparable non seulement au
Cambodge mais dans toute l'Asie, nous avons déjà évoqué les
statues-portraits du roi lui-même (Tête
présumée de Jayavarman VII, trouvée à Preah Khan, Kompong Svay, Cambodge.
Début du style du Bayon : vers 1165-1181. Grès; 0.41m; Musée National de
Phnom Penh).
Elles
servent dignement celui qui restera à nul autre comparable.