6. L'APOTHÉOSE D'ANGKOR (1181-1219)

 La destruction d'Angkor par les Chams porta un coup fatal à la tradition hindouiste qui avait animé jusqu'alors la civilisation khmère. Elle aurait pu tout aussi bien marquer la fin du Cambodge lui-même. Ce pays avait eu le privilège de se développer jusqu'à ce moment dans une paix complète, protégé de ses voisins par les mers et d'immenses glacis de terre quasi désertes. Il ne connaissait en matière de guerres que celles qu'il portait chez l'adversaire ou, tout au plus, les querelles intestines de ses rois. Or voici que soudain des envahisseurs étrangers surgissaient et s'emparaient de la cité auguste.

Surtout, la civilisation qui s'était élaborée puis cristallisée à Angkor se trouvait aboutir, à ce moment précis, dans une impasse. Elle n'avait pas su se renouveler: elle s'était contentée de développer à l'infini les mêmes thèmes. Obsédés par la mort, les rois avaient entassé les unes sur les autres les fondations religieuses pour devenir en fait les seuls dieux. Ils n'avaient pas pour autant dépouillé les faiblesses des hommes: ils s'arrachaient le trône l'un à l'autre; ils se lançaient dans des guerres orgueilleuses, et pire : ils n'en revenaient plus toujours vainqueurs. En échange de ce culte ruineux qui leur était rendu et qui drainait toutes les forces du pays, ils n'avaient plus même le souci d'accroître les richesses de leurs sujets par ces grands travaux publics qui avaient été la gloire des premiers rois. Le sol s'épuisait, les lacs artificiels et les canaux s'envasaient ou fonctionnaient mal faute d'entretien. En bref le système ne justifiait plus, à cause de son vieillissement et de l'hypertrophie de la tête, les sacrifices et l'idéal que lui vouaient les Khmers. Cette coupure fut sans doute aggravée par les progrès du bouddhisme, manifestes au cours du XIIe siècle à en juger par le nombre croissant des statues du Sage. Fait plus significatif encore : nous avons vu un roi d'Angkor, Dharanindravarman II, se convertir officiellement.

A ce stade la victoire des Chams dut paraître une catastrophe supra-terrestre, un signe du Ciel: la fin de l'ordre tant prôné et auquel on obéissait parce qu'il semblait instauré par les dieux eux-mêmes et inébranlable. On ne pardonne pas à l'objet de sa foi d'être vaincu par des hommes: on le renie et on en change; à tout le moins on cesse d'y croire et de lui consentir les sacrifices les plus lourds.

6.1 JAYAVARMAN VII

 Un homme pourtant allait suspendre un instant le cours fatal du destin en plaçant - presque paradoxalement - son pays sous le signe du Bouddha.

Personnalité fascinante, la plus marquante de l'histoire khmère sans aucun doute - et il le fallait pour avoir sauvé Angkor, - mais aussi prodigieusement complexe et déconcertante. Nous le connaissons assez bien : les inscriptions et les monuments sont des plus nombreux pour cette époque. Et surtout nous pouvons interroger Jayavarman VII lui-même.

Il fit élever dans les temples principaux du royaume des statues à son image, dont nous possédons plusieurs exemplaires: en particulier l'admirable tête du Preah Khan de Kompong Svay, qui le représente vers la cinquantaine, et les deux statues de Phimai et du Krol Romeas d'Angkor, où il semble avoir dix ans de plus. En Comparant ces visages - très probablement dus au même ciseau - on reconnaît la puissance et la Volonté. Elles irradient de la nuque, du front, des pommettes, des lèvres serrées. Mais elles semblent voilées derrière les paupières baissées et méditatives: mysticisme, âme déchirée entre la bonté et le devoir ? Ou, au contraire, dissimulation d'un ambitieux qui se fit une arme de la religion, ou s'affola devant la mort ? Là réside le problème.

Que Jayavarman VII ait été le plus orgueilleux et le plus avide de gloire de tous les rois khmers - qui pourtant se sont surpassés en ces domaines, - c'est ce qui ressort avec force de ses actes. Il ne succéda pas directement à son père, comme nous l'avons dit: à la mort de celui-ci il guerroyait au Champa et n'eut sans doute pas le temps de faire valoir ses droits. Ce qui surprend c'est de voir qu'il ne tenta rien contre YasoVarman II, monté sur le trône à sa place. Plus étrange encore, il ne réagit pas lorsque Tribhuvanadityavarman usurpa le pouvoir à Angkor. Il semble avoir passé toute cette période dans une quasi-retraite au Preah Khan de Kompong Svay. Cette passivité coïncide mal avec sa carrière ultérieure. Faut-il l'attribuer à la maladie ? Il se pourrait que Jayavarman ait été lépreux puis guéri comme par miracle, ce qui expliquerait à la fois son retour sur la scène politique et sa foi. Il se pourrait encore qu'il ait respecté les lois
au point de souffrir l'injustice qui l'accablait et de ne rien faire avant que les circonstances ne l'y forcent. Car il fallut l'invasion chame pour qu'il s'ébranle. Après une série de dures batailles, dont un combat naval sur les Lacs, il chassa les destructeurs d'Angkor et monta, enfin! sur le trône en 1181 . La capitale était en cendres. Il avait plus de soixante ans. . .

Sa vengeance, pourtant, fut terrible. Il envahit le Champa, prit Vijaya annexa purement et simplement ce pays. Il s'était assuré la neutralité de l'Annam pour cette entreprise. Mais dès qu'il eut réussi, ses armées gonflées de contingents chams, siamois, birmans, se lancèrent contre l'Annam. Au nord, à l'ouest il recula encore les limites de son empire jusqu'à Vientiane, jusqu'en Birmanie, au sud jusque dans la Péninsule malaise. Un instant l'Indochine a pu paraître unifiée sous sa loi.

Or ,simultanément, cet homme couvre son pays de temples bouddhiques, de fondations pieuses, d'abris pour les pèlerins, d'hôpitaux pour les malades, et fait graver ces paroles admirables: «Ce mal qui afflige les hommes devenait chez lui le mal de l'âme, et d'autant plus cuisant que c'est la douleur publique qui fait la douleur des rois et non leur propre douleur .» Fut-il vraiment un mystique ? Sa dévotion au bouddhisme - mahayana, ne l'oublions pas - pourrait remonter d'une part à son père, d'autre part à ses épouses favorites, deux soeurs qui furent de ferventes adoratrices du Sage.

Pourtant certains aspects de sa foi, la frénésie presque délirante de son activité semblent bien déconcertants pour un bouddhiste, même du Grand Véhicule. Tout d'abord, sous une étiquette bouddhique quelque peu conventionnelle Jayavarman VII ne renonça nullement au culte du roi, dieu sur terre. Il ne modifia guère, semble-t-il, le rituel hindouiste qui légitimait la royauté angkorienne. Il édifia lui aussi son temple-montagne, le Bayon, où il se fit, comme une concession aux mœurs du temps, représenter non pas en Siva ou en Vishnu, mais en Bouddha-Roi. On sait bien que le stupa est une matérialisation de l'univers ainsi qu'il l'a été magistralement démontré pour Borobudur. A ce titre le Bayon, qui a tant de traits du stupa, peut se concevoir au centre de la ville. Mais par contre le rôle temporel de Seigneur suprême qui sied à Siva, à Indra, à Vishnu, n'est guère compatible avec le Sage des Sakya, libéré de tous soucis terrestres et de tous désirs.

D'autre part la hantise de la mort apparaît dans chaque geste de Jayavarman VII, au point de devenir une hallucination. Ses grandes fondations sont avant tout destinées à déifier ses ancêtres, ses parents, ses serviteurs: on peut croire qu'il ne s'y est pas oublié. Plus encore qu'au Bouddha, il se voua lui-même à Lokesvara dont nous avons déjà expliqué le succès au Champa en tant qu'intercesseur , que sauveur même. Là encore, est-ce vraiment le fait d'un bouddhiste et Jayavarman allégea-t-il beaucoup le sort de son peuple avec quelques hôpitaux en échange de ces fantastiques Constructions ?

Jayavarman VII reconstruisit pratiquement Angkor et la plupart des monuments du Cambodge. S'il ne peut tout refaire, il reprend au moins quelque détail où il dresse une statue. On a plus vite fait de dire les sites qui ne portent pas sa marque que de dresser l'inventaire des temples et des restaurations de ce roi. Peut-être ainsi, par une sorte de transposition magique, s'assurait-il le bénéfice, vis-à-vis des dieux, des sanctuaires élevés avant lui. Il faudrait accuser encore une fois sa folie de Survie. On entrevoit une autre explication. Aux yeux des Khmers le succès des Chams brûlant Angkor a pu paraître une condamnation définitive du principe de la royauté angkorienne. L’histoire montre plus d'un exemple de peuple qui, brusquement, à la suite d'une crise particulièrement violente, renie un système dont il ne doutait même pas jusque-là qu'il pût être différent. Jayavarman VII a-t-il essayé de sauver le concept du roi-dieu à la fois en se parant du bouddhisme - devenu la foi populaire - et en revalidant les temples antérieurs pollués et désacralisés par les Chams impurs ?

Ou bien fut-il tous ces personnages en même temps ? Son art nous montrera qu'il était de taille à tenir plus d'un rôle à la fois, sans pour autant se laisser deviner.

6.2 LE STYLE DU BAYON

 Entre 1181 et 1219 - date probable de sa mort - Jayavarman VII a donc manipulé plus de pierres que tous ses prédécesseurs réunis. Outre les temples plus anciens qu'il restaura, il refit à plusieurs reprises ses propres constructions avant même qu'elles ne fussent achevées, les modifiant et les agrandissant sans cesse. Pour se reconnaître dans ce va-et-vient on est convenu de diviser son style en plusieurs phases, et nous devons les caractériser du triple point de vue de l'urbanisme, de la symbolique et de la stylistique.

6.2.1 L'Angkor de Jayavarman VII

 Utilisant habilement - presque malhonnêtement. . . - les travaux antérieurs, le roi a complètement remodelé Angkor, lui donnant l'aspect que nous voyons aujourd'hui. Sa cité: Angkor Thom, recouvrit la ville qu'Udayadityavarman II avait créée autour du Baphuon. Jayavarman y ajouta une formidable douve de quatre kilomètres de côté et de cent mètres de large. En outre une puissante muraille en pierre protégea la ville: il n'avait pas oublié l'attaque des Chams. Cinq portes s'ouvraient dans ces défenses: quatre selon chacun des axes cardinaux et une supplémentaire, la porte des Victoires, sur le côté Est pour respecter l'ancienne chaussée «palais royal - Ta Kèo», une des grandes voies de la cité. Ces portes étaient surmontées par des tours à visages reproduisant celles du Bayon. On y accédait, au-dessus de la douve, par des chaussées sur digues bordées de géants en pierre.

Au centre d'Angkor Thom le roi dressa son temple-montagne : le Bayon.

Il établit sa résidence un peu au nord, dans l'enceinte du palais royal et autour du Phimeanakas. Afin de relier le niveau exhaussé de son palais au sol primitif et en particulier aux superbes bassins aménagés là à la fin du Xe siècle, il y ménagea toute une série de terrasses sculptées. En avant de l'entrée orientale de son séjour, il construisit les terrasses royales.

La terrasse des Éléphants d'abord, longue de 300 m, qui servait de tribune au roi durant les grandes fêtes déployées sur une vaste esplanade réservée en avant. Le perron central commandait la perspective de la porte des Victoires, vers Ta Kèo. Plus au nord une autre construction : la terrasse du Roi lépreux, servait peut-être à la crémation des grands personnages du royaume. Enfin, dans tous les espaces libres d'Angkor, Jayavarman VII éleva encore d'autres temples: Banteay Kdei, Ta Prohm, Preah Khan, Neak Pean, Ta Nei, Ta Som, Krol Ko, les chapelles des hôpitaux. . . on ne peut tous les citer !

Il ne perdit pas entièrement de vue dans son plan le bien-être des habitants . En plus des douves d'Angkor Thom il fit creuser plusieurs nouveaux lacs artificiels, comme les deux barays encadrant Preah Khan, et peut-être le Srah Srang. Il semble avoir cherché à harmoniser le réseau hydraulique existant pour en faire le système le plus complexe et le plus intelligent du genre. Avec lui plus une goutte d'eau n'est perdue sur le chemin des lacs mais vient au contraire vivifier les rizières. Peu de cités au monde peuvent rivaliser avec Angkor sur le plan de l'urbanisme paysagiste. De chaque temple partait vers chacun des points cardinaux une triple enfilade, de chaussée bordée de canaux menant vers un autre sanctuaire. Et l'on rêve à cette forêt de monuments dorés scintillant doublement au bout de leurs perspectives d'eaux et de lumières.

6.2.2 Chronologie interne

 Ce fut sans doute lorsqu'il résidait au Preah Khan de Kompong Svay, soit entre 1165 et 1180 à peu près, que Jayavarman VII essaya les premières formules de son art. Dès son arrivée à Angkor il éleva successivement les grands monastères bouddhiques de Banteay Kdei - 1181 - peut-être dédié à son précepteur; de Ta Prohm - 1186 - pour sa mère déifiée sous la forme de la Prajnaparamita ; de Preah Khan - II 91- qui abritait la statue de son père sous les traits de Lokesvara. Au nord-ouest du Cambodge il édifia le formidable ensemble de Banteay Chmar à la mémoire d'un de ses fils tué au combat. C'est vers 1200, semble-t-il, qu'il Commença d'aménager Angkor Thom et le Bayon, pour achever, à l'extrême fin de sa vie, les terrasses et le palais royal.

Du point de vue plastique les premières oeuvres de Jayavarman VII procèdent du style d'Angkor Vat car ses temples monastères imitent Beng Mealea avec ses galeries concentriques. Bien entendu l'iconographie en est surtout bouddhique, ce qui provoqua le renouvellement du répertoire, à commencer par celui des frontons à scènes, les créations les plus intéressantes de cette période (Linteau de la 3ème période du style du Bayon : après 1200). En dépit de l'immensité de ces efforts, les effets de la destruction d'Angkor et les premiers signes de décadence apparaissent. N'importe quel matériau est utilisé, et trop souvent des pierres arrachées aux monuments antérieurs: on les entasse à la hâte, quitte à ravaler au ciseau ensuite afin d'obtenir des plans à peu près droits. La sculpture, fort belle au début - et surtout dans les parties anciennes de Ta Prohm, - devient de plus en plus lâche et fébrile. Pour aller plus vite on ne recule pas devant le trompe-l’œil: fausse colonnette, non plus rapportée mais ciselée sur le piédroit de la porte; fausse fenêtre aménagée après Coup dans un mur plein: peu importe la qualité, on travaille à la chaîne. Or cependant trente ans à peine se sont écoulés depuis Angkor Vat.

Puis en une seconde phase - qui débute en gros vers 1195 -le symbolisme prend de plus en plus d'importance, reflétant sans doute l'évolution du royal mystique. C'est alors que l'on inventa deux des plus belles formules de l'art khmer: les tours sculptées de visages colossaux et les allées de géants matérialisant le barattage de l'Océan. Le second de ces thèmes apparaît à Preah Khan, que l'on enferme dans une nouvelle muraille bordée d'une douve. Franchissant celle-ci vers chacune des portes une chaussée est ménagée, que les géants encadrent. Ce système est repris à Angkor Thom - donc vers 1200. C'est alors que sur les portes de la grande ville et sur le Bayon, on sculpte les tours à visages. Dans une phase ultime - les dernières années de la vie de Jayavarman VII - on élève les terrasses royales cependant qu'on ajoute à chaque temple antérieur une nouvelle galerie pourtournante, des chapelles et des édifices annexes qui envahissent les cours et chaque mètre carré disponible. Le décor, inéluctablement, évolue de plus en plus vers des solutions rapides
et faciles, pour perdre finalement toute qualité plastique. Après Jayavarman VII, l'art khmer épuisé disparut purement et simplement.


6.2.3 La symbolique dans l'espace

 L'apport le plus original de Jayavarman VII fut donc ce symbolisme monumental. Certes et bien avant lui le temple khmer par sa silhouette même, son décor, son ordonnance représentait l'univers centré autour du mont Meru. Et il n'a pas laissé de le faire avec grandeur. Jayavarman dépassa ce stade malgré tout subtil et quelque peu ésotérique pour l'homme du peuple qui, au demeurant, n'avait pas accès direct à des sanctuaires réservés au roi et à ses prêtres. Désormais les thèmes religieux se dressent à la vue de tous sur le ciel. Et on n'a plus le temps de raffiner : il faut se concilier les dieux avant une mort toute proche, dont les Chams ont donné un avant-goût. Car si le temple khmer matérialisait depuis longtemps des croyances, un souci non moins évident de beauté formelle avait toujours présidé à sa réalisation. Maintenant il n'est plus possible de s'arrêter à ce luxe. Si on utilise toujours la pierre, c'est pour supplier
davantage par le labeur et l'immensité de l'effort. On ne fait appel à l'architecte que pour les dresser en une masse brute que l'on façonne en prière. Art qui est surtout un drame sacré joué, dans un décor permanent, sur le parvis du monde, aux pieds des dieux qui se détournaient du Cambodge et que l'on s'efforçait ainsi de retenir. Les chaussées des géants sont les exemples les plus significatifs à cet égard.

Depuis toujours le thème du barattage de l'Océan, qui était une allégorie indienne de la création du monde, hantait l'art khmer Jayavarman VII lui donna une ampleur incomparable. De part et d'autre des chaussées d'Angkor Thom cinquante-quatre géants tiennent à bras-le-corps un immense serpent naga dont la tête et la queue se redressent majestueusement aux extrémités. Le dos tourné à la ville ces géants sont, pour qui arrive: à gauche les dieux des sphères célestes; à droite les dieux des mondes souterrains. Si l'on considère maintenant la cité dans son ensemble: la montagne sacrée au centre, les portes symétriquement opposées est/ouest et nord/sud, on a bien, déployée sur quatre kilomètres, la matérialisation du barattage. Les dieux célestes de la porte Sud, par exemple, tirent sur le naga qui s'enroule symboliquement autour du Bayon-montagne pour être saisi à son autre extrémité par les dieux infernaux de la porte Nord. Et de même entre les portes occidentales et orientales.

Tirant alternativement les dieux font pivoter sur lui-même le Bayon, qui baratte ainsi l'Océan cosmique - très matériellement présent sous la forme des douves. De cette agitation cyclopéenne naît l'amrita, l'élixir d'immortalité, l'ambroisie. Était-il image mieux adaptée que elle-là si l'on se souvient que le roi khmer apporte la richesse et la vie à ses terres grâce à l'eau fertilisante captée par ces ouvrages ? Les inscriptions le disent très explicitement: «La ville (d'Angkor Thom) ornée d'un palais de pierres précieuses, fut épousée par ce roi en vue de la procréation de l'Univers.» Et en plus de la tradition indienne le symbole parlait d'autant plus aux Khmers que, pour eux, le naga était depuis toujours le dieu des Eaux, le père de leur première reine, voire l' arc-en-ciel, passerelle qui donne accès aux cieux. Et franchissant ces chaussées n'accédait-on pas au Bayon, demeure des dieux ?

La beauté de la composition est digne de l'idée grandiose. La cadence des Corps penchés en arrière dans l'effort ; l'immense courbe du serpent rejaillissant vers le ciel; ces regards impressionnants qui transpercent l'arrivant: tout fait de ces portes une des créations les plus étonnantes de l'art khmer.

Un autre exemple non moins significatif de cette symbolique est le petit temple de Neak Pean, annexe de Preah Khan construite sur une île au centre d'un lac artificiel. Au milieu d'un bassin carré un piédestal circulaire porte la tour-sanctuaire, paradis flottant sur l'Océan primordial.

Quatre bassins plus petits encadrent le bassin principal, dont ils reçoivent les eaux par des gargouilles abritées sous autant de petites chapelles mitoyennes. C'est la matérialisation d'un lac miraculeux, situé dans l'Himalaya nommé Anavatapta, qui guérissait toutes les maladies. Ainsi le roi permettait à ses sujets de se délivrer de leurs maux en recréant, dans la capitale même, une réplique magique du lieu saint que les Indiens, pour leur part, s'étaient contentés d'imaginer vaguement. Il poussa plus loin encore cette recréation de la géographie sacrée. Le lac Anavatapta est également censé donner vie aux quatre grands fleuves du monde, dont le Gange. Or les eaux de Neak Pean, judicieusement redistribuées par des canaux, coulaient respectivement vers les quatre orients. Elles transformaient ainsi les rivières et les artères liquides d'Angkor en autant de fleuves magiques, où quiconque pouvait se laver de ses péchés. . . Puis, dans ce délire hallucinant de salvation, Jayavarman ajouta au-dessus des eaux du bassin central un groupe statuaire colossal représentant Avalokitesvara transformé en cheval blanc pour arracher à une mort redoutable des marchands naufragés. Elle grand coursier franchit l'océan des Tourments avec les êtres accrochés à lui, comme le roi essayait d'enlever son peuple à la mort en un effort surhumain.

Dans ce domaine, encore! de la figuration concrète des grands mystères religieux, on citera aussi la terrasse du Roi lépreux. Elle comprend deux séries de reliefs sculptés sur deux murs successifs qui se masquaient Complètement l'un l'autre. Le mur intérieur n'est visible que depuis les travaux de la Conservation d'Angkor. S'agit-il d'un repentir ? Plutôt d'un symbole: les reliefs du mur intérieur semblent représenter les dieux infernaux embusqués sous terre, cependant que ceux de l'extérieur dépeindraient les divinités célestes et favorables, les seules visibles. Ainsi aurait-on donné aux hommes une salutaire leçon par 'exemple, qui laissait aussi planer sur eux la menace cachée de la mort.

L’œuvre la plus étonnante de Jayavarman VII reste cependant le Bayon, exemple par excellence de cette symbolique spatiale. On utilisa probablement un édifice antérieur qui lui servit de fondation, mais dont nous ne savons rien car il a été entièrement recouvert. Bien que construit en totalité ou presque durant la dernière phase de la vie du roi, le Bayon a été modifié et compliqué comme à loisir, au point d'être un imbroglio architectural. Le dispositif initial s'étalait en forme de croix grecque.

Puis on bloqua les angles extérieurs avec des éléments de galerie en équerre pour obtenir un rectangle de 80 m sur 57 m, qui fut enfermé dans une seconde galerie plus vaste de 160 sur 140 m. Enfin, au centre, on dressa sur un formidable soubassement le sanctuaire, masse circulaire avec une chapelle centrale et douze cellules rayonnantes. Le saint des saints, les chapelles, les édicules annexes, les pavillons et les tours de la galerie intérieure furent coiffés, chacun, d'une tour. On a ainsi au moins cinquante-quatre tours, véritable forêt de pierre qui se dresse en un chaos vertigineux jusqu'à 43 m du sol.

Sur chacune de ces tours quatre visages colossaux sont sculptés, regardant un à un vers les points cardinaux. Dans le sanctuaire central trônait le Bouddha méditant sur le naga, roi de l'univers, auquel Jayavarman VII s'identifia. Les chapelles rayonnantes contenaient des idoles portant le nom des plus grands dignitaires du royaume, associés ainsi à la déification de leur maître. Les visages des tours, qui «regardent partout à la fois» matérialisent admirablement l'omniprésence du roi et dieu, jetant au loin ses regards sur son empire, par-dessus la tête de son état-major rassemblé à ses pieds. Cette présence royale était d'ailleurs répétée dans chaque province par une statue-portrait de Jayavarman érigée là dans ce but. C'est vraiment la plus extraordinaire matérialisation que nous connaissions du concept du roi-dieu.

Une autre hypothèse séduisante vient encore ajouter un nouvel éclat à ces mille facettes symboliques. Lors du grand miracle de Sravasti, nous disent les légendes bouddhiques, le Sage, afin de confondre d'impudents magiciens, s'éleva et se multiplia dix mille fois dans les airs en autant de bouddhas étincelant de flammes tournant comme une couronne d'étoiles.

Sauf à construire un monument sur pivot on ne voit pas comment cet épisode aurait pu être exprimé architecturalement. Et pourtant le Bayon y réussit. Car lorsque le visiteur émerge sur la terrasse centrale et qu'il se voit encerclé par ces visages innombrables aux regards insistants qu'allument puis éteignent tour à tour les lumières du jour, il ne sait plus s'il se déplace ou si le Bayon tourne autour de lui. Par cet artifice d'éclairer simultanément sous tous les angles le même motif indéfiniment répété, l'architecte a créé la plus subtile des transpositions, qui entraîne sans effort.

Il faut donc comprendre le Bayon pour l'apprécier. Car en dehors de son halo de visages, il faut bien reconnaître qu'il demeure un monstre architectural. Seule, peut-être, la galerie extérieure, bâtie selon le principe d'Angkor Vat avec un côté sur piliers pour éclairer ses reliefs intérieurs, offre parfois une vue réussie sur le massif central.

6.2.4 Les Reliefs

 S'inspirant des découvertes d'AngkorVat, Jayavarman utilisa abondamment les grandes fresques sculptées afin de rendre ses temples plus parlants encore. Il en décora les terrasses royales, les terrasses de son palais, Banteay Chmar, le Bayon enfin. On trouve dans ce dernier temple deux galeries entièrement consacrées aux reliefs narratifs. Au règne proprement dit du roi on attribue seulement quelques panneaux de la galerie intérieure et les éléments essentiels de la galerie extérieure. Les autres morceaux sont inachevés, ou ont été exécutés plus tard. Ils ne retiennent, d'ailleurs, que la curiosité historique.

Bien que souffrant d'avoir été sculptés à la hâte, les bas-reliefs de Jayavarman VII au Bayon remportent toujours un grand succès, au détriment même de ceux d'Angkor Vat. Pourtant il suffit de comparer un thème identique traité dans les deux temples, par exemple le barattage de l'Océan (Bayon, Angkor Thom, Angkor. Galerie intérieure occidentale, moitié nord. Bas-relief : Barattage de l'Océan par les dieux et les démons. Dernière période du style du Bayon : apr.1200. Grès; 1.37m). Celui du Bayon est un des meilleurs panneaux des galeries intérieures: mais comme nous sommes loin de l'art suprême de Suryavarman lI! En contrepartie cent traits savoureux et charmants, un détail naïf ou malicieux, une fraîcheur, une poésie certaine, qui viennent d'une liberté complète d'expression. Pour la première fois les sculpteurs khmers purent laisser aller leur ciseau au gré de leur inspiration. C'est la veine déjà rencontrée au Baphuon mais appliquée à la vie quotidienne. Car si le thème général est donné: raconter la geste du roi, le programme ne fut pas imposé jusque dans le moindre détail, comme il le fut manifestement à Angkor Vat. Le résultat est une sorte d'épopée populaire comme on devait chanter l'Odyssée avant qu'elle ne fût rédigée en vers impeccablement rythmés.

Aux détails historiques: guerres contre les Chams (Bayon, Angkor Thom, Angkor. Galerie extérieure Orientale, panneau nord. Bas-relief montrant l'armée khmère et ses alliés partant en guerre contre le Champa. Seconde période du style du Bayon : vers 1200. Grès; 1.20m), expéditions de Jayavarman avec ses alliés, on a mêlé les détails de tous les jours: traînards maraudant en queue de l'armée; enfant qui vole un fruit à l'étal d'une marchande somnolente; Chinois et Khmers pariant sur un combat de coqs. Ici on voit le chasseur à l'affût; là, une danse nuptiale d'aigrettes.

Le rapprochement avec l'art des cathédrales est irrésistible. Aussi bien ici comme là, une foi s'exprime. Et c'est par cette intensité de vie, avant tout, que les reliefs du Bayon l'emportent. Mais qu'on ne les oppose pas à la froideur supposée de ceux d'Angkor Vat; et surtout qu'on ne prétende pas y voir une sorte de «libération» de l'artiste. Jayavarman a voulu associer tout son peuple à son action: il lui a donc ouvert les portes et les murs de son temple. Mais depuis longtemps le sculpteur khmer était capable d'une manière pittoresque ou naturaliste. On l'a vu au Baphuon. C'est encore plus vrai à Angkor Vat, quoi qu'on en ait dit, avec les détails réalistes des Cieux et des Enfers, ou sentimentaux des tours d'angle. Seulement jusqu'ici l'artiste était au service d'une religion purement royale. Dans une certaine mesure, par son intention, le style du Bayon nous révèle un style profane - qui a dû d'ailleurs exister dans le décor des habitations avant d'accéder au saint des saints.

Une esthétique nouvelle se serait-elle finalement formulée à partir des recherches du Bayon, si l'art khmer avait survécu ? Certains essais dans la voie du naturalisme sont remarquables. Au lieu des registres superposés pour exprimer les plans, on découvre sur tel panneau des chaînes de montagnes, une rivière traitées à vol d'oiseau en fuite oblique, de façon à relier les épisodes successifs. C'est là une véritable perspective.

aérienne, toute nouvelle au Cambodge. Peut-être est-elle venue de Chine, où elle était la règle depuis si longtemps. Enfin, dans certains morceaux, les artistes de Jayavarman VII prouvent qu'ils avaient parfois le génie même de leurs prédécesseurs. Les reliefs des premiers états de la terrasse des Éléphants sont admirables: modelé, vie des personnages, audace de la composition, rien ne laisse à désirer (Terrasse des éléphants, Angkor Thom, Angkor. Perron septentrional, second état, panneau nord. Personnage non identifié. Fin du style du Bayon; apr.1200. Grès; 0.56m). S'ils n'avaient pas été forcés de travailler à la chaîne pour des entreprises démesurées, les Khmers, une fois les ruines de l'invasion chame relevées, auraient pu sans doute retrouver une perfection nouvelle.

6.2.5 La statuaire

 Pour peupler ces immenses labyrinthes de pierre Jayavarman insuffla à ses sculpteurs la même activité fiévreuse. Il multiplia les statues votives qui l'assimilaient au dieu, et il étendit de plus ce privilège à sa famille, à ses serviteurs, bientôt à tout son peuple qu'il rassembla autour de lui dans le Bayon, comme en un panthéon. Mais puisque la demande augmentait ainsi sans cesse, il fallut aller de plus en plus vite. Par facilité on utilisa le bronze, aisément coulé et qui, doré, imitait à bon marché le métal précieux. Certaines de ces pièces, encore proches du style d'Angkor Vat, sont d'une belle facture, notamment les bouddhas parés sur naga (Bouddha paré méditant sur le Naga. Trouvé aux Tours d'Argent de Binh-Dinh, Centre Vietnam. Fin du style d'Angkor Vat, premières années du style du Bayon : vers le 3ème quart du XIIe siècle. Bronze doré; 0.455m; Musée National de Phnom Penh).

Même plus tard dans le style, les artistes khmers surent créer, en particulier lorsqu'ils eurent à réaliser les formes pour eux nouvelles du mahayana. La figure d'Hevajra, contrepartie bouddhique du Siva dansant, fit ainsi son entrée dans le répertoire khmer, avec succès (Hevajra, divinité du bouddhisme Mahayana. Palais royal d'Angkor Thom, Angkor; ruine du palais de Jayavarman VII. style du Bayon, sans doute fin du style :vers 1220. Bronze doré; 0.22m. Musée National de Phnom Penh).

D'une façon générale l'enrichissement de l'iconographie est un des traits marquant de cet art du Bayon. Le bouddha sur naga devient de plus en plus populaire; il est parfois remarquable, comme par exemple l'immense pièce retrouvée dans le puits axial qui s'enfonce sous le sanctuaire principal du Bayon. Simultanément on fait appel au répertoire du Dvaravati, qui apparaissait alors comme une sorte de conservatoire de l'art bouddhique orthodoxe. C'est ainsi que se répand au Cambodge le bouddha debout projetant ses deux mains dressées au-devant de lui, dont nous avons étudié la gestation au Siam. Il dominera au siècle suivant, dernier écho de la tradition angkorienne conservé par l'iconographie du bouddhisme theravada. Quant à la sculpture sur pierre, elle est encore plus inégale. Sans doute les carrières s'épuisaient-elles. On dut se contenter d'un grès de mauvaise qualité, qui obligea de réserver des jambes énormes pour assurer la stabilité des pièces. Mais si la technique baisse, la froideur engoncée et l'opulence sèche d'Angkor Vat cèdent à un souffle de vie qui passe sur les visages. Il est bien certain que l'obsession de la divinisation fut la raison de ces recherches: pour la rendre plus efficace, quoi de mieux que de faire des statues un véritable portrait ? On aboutit ainsi, dans certains cas, à d'admirables expressions de méditation mystique et souriante à la fois, comme par exemple pour le grand Lokesvara de Preah Khan, probablement le père de Jayavarman lui-même. Enfin, en une réussite incomparable non seulement au Cambodge mais dans toute l'Asie, nous avons déjà évoqué les statues-portraits du roi lui-même (Tête présumée de Jayavarman VII, trouvée à Preah Khan, Kompong Svay, Cambodge. Début du style du Bayon : vers 1165-1181. Grès; 0.41m; Musée National de Phnom Penh).

Elles servent dignement celui qui restera à nul autre comparable.

A la fin de ce trop bref bilan, on reste confondu, et un peu écrasé. Il semble à peine croyable qu'un homme ait pu animer tant d'entreprises, toutes plus gigantesques les unes après les autres. On ne voit plus ce qui restait à faire, ou à croire, après lui. Angkor Vat avait marqué le triomphe de l'hindouisme en la personne d'un souverain incomparablement majestueux. Le Bayon fut l'apothéose d'une civilisation moribonde qui se surpassa pourtant de par la volonté orgueilleuse d'un homme. Et s'il a épuisé définitivement son pays, du moins Jayavarman VII projette-t-il toujours son ombre démesurée sur le crépuscule d'Angkor.